mercredi 21 décembre 2011

Florilège de Noël

LE HAVRE / A DANGEROUS METHOD / DES VENTS CONTRAIRES / LES BOLOSS / LES CRIMES DE SNOWTOWN / LE TABLEAU 

Mon Cinématographe a fait un choix non exhaustif des films aux univers et aux styles très variés qui déferlent durant la période des fêtes. 


Commençons par le long métrage d'Aki Kaurismäki, Le Havre, qui avait enchanté la Croisette en mai dernier. Le mélange d'humanisme et de poésie caractéristiques de l'oeuvre du cinéaste finlandais avait provoqué notre enthousiasme (voir Cannes Jours 6 à 8). Malheureusement, certains longs métrages supportent mal un revisionnage. En effet, revoir Le Havre provoque une désillusion aussi importante qu'était notre emballement initial. Pourquoi ce revirement ? En racontant la vie de Marcel Marx, cireur de chaussures de son état, protégeant un jeune africain clandestin de la police, Kaurismäki marque à nouveau son refus du réalisme, empruntant les codes du conte à sa manière personnelle, pimenté d'un humour absurde et d'un sens du décalage qui faisaient tout le prix de ses oeuvres antérieures. Cette fois, Kaurismäki prend la France comme pays d'adoption et Le Havre comme le théâtre d'un monde perdu où l'entraide et la solidarité sont les valeurs refuges.

Si le réalisateur occulte à l'image tout élément de modernité, n'hésitant pas à insérer une DS dans un plan et un vieux téléphone dans un autre, il nous parle cependant d'un problème très contemporain, le sort des clandestins et plus généralement de la politique de l'immigration. Le cinéaste oppose alors les méchants flics, les seuls à porter une tenue contemporaine, aux petites gens qui ressemblent trait pour trait aux vieilles cartes postales des années 50. Un manichéisme temporel qui trouve ses limites et pose de réels problèmes de fond.  En effet, il se dégage du film un parfum passéiste qui n'est pas sans rappeler les films de Jean-Pierre Jeunet avec lequel, semble-t-il, on fait preuve de beaucoup moins d'indulgence. Et pourtant, le message véhiculé par Kaurismäki, qui nous dit que le passé était le temps de la fraternité contre la présupposée inhumanité d'ajourd'hui, personnifiée par le très réaliste reportage télé sur la fermeture de Sangatte et la voix-off glaciale du préfet, est caricaturale. Et le lunaire André Wilms, irrésistible avec ses répliques farfelues, ne doit pas sauver une imagerie qui nous fascinait dans les films finlandais mais qui là, une fois la première impression positive passée, reflète un regard sur notre monde assez déplaisant, amplifié par une approche volontairement nonchalante du sort des clandestins. Le rock de Little Bob et la nostalgie n'excusent pas tout. 





David Cronenberg déroute. Le réalisateur de A history of violence a pris la psychanalyse comme sujet d'études de son nouveau long métrage A Dangerous Method, qui voit Car Jung s'éprendre de sa patiente Sabina Spielrein, au grand dam de Sigmond Freud qui ne voit pas cette relation d'un bon oeil. Elle finira par entraîner une brouille définitive entre les deux hommes. 

Le cinéaste réalise un drame très beau plastiquement mais terriblement frustrant. Si le cinéaste fait montre d'un élégant classicisme, avec ses plans parfaitement composés, il semble avoir réduit son intrigue, écrite par Christophe Hampton (le scénariste des Liaisons dangereuses), à un pur débat d'idées, souvent passionnant et qui devrait ravir les experts en psychanalyse. Mais Cronenberg en oublie ses personnages. A la notable exception de Michael Fassbender qui apporte une discrète humanité à Carl Jung, les autres protagonistes existent peu ou mal. Keira Knightey joue l'hystérie dans un pénible numéro de grimaces qui, heureusement, s'estompera au fur et à mesure du récit. Quant à Viggo Mortensen, son interprétation pleine de distance vide Freud de toute substance émotionnelle. Une distance que semble avoir suivie à la lettre David Cronenberg qui nous propose un objet glacé, parfois fascinant mais qui manque de chair. Son sujet plein de souffre et de complexité, opposant la sexualité au mysticisme, aurait mérité un traitement moins... cérébral. 





Le premier film de Jalil Lespert, 24 mesures, ne nous avait pas convaincu. Des Vents contraires possède en revanche de réelles qualités qui nous font croire au potentiel du jeune réalisateur. S'inspirant du roman d'Olivier Adam, il raconte le long retour à la vie de Paul (Benoît Magimel) qui part s'installer à St Malo avec ses enfants un an après la disparition inexpliquée de sa femme (Audrey Tautou). Des rencontres inattendues vont donner à ce nouveau départ une tournure qu'il n'imaginait pas. 

Une sensibilité parcourt tout le film rythmé par les vents bretons et le bruit du ressac. Une atmosphère tempétueuse mais sereine qui est en contradiction avec l'état intérieur de Paul, un personnage difficile à cerner auquel Benoît Magimel apporte une belle intensité. Le comédien, peu gâté ces dernières années, retrouve enfin un rôle à sa mesure. Il joue superbement sur le fil de l'émotion réfrénée qui peut exploser à tout moment. Ses partenaires autour de lui (Isabelle Carré, Antoine Duléry, le toujours formidable Bouli Lanners) ne déméritent pas et apportent une belle cohérence à l'ensemble. Si le réalisateur cède un peu à la facilité dans la dernière partie, avec une résolution dramatique qui fait perdre tout le mystère à l'intrigue, il livre un film juste et lumineux sur le sentiment de perte et d'abandon que la tendre relation entre un père et ses enfants atténuera. 




Si vous aimez l'humour régressif à base de pipi caca, Les Boloss est fait pour vous. Adaptant pour le grand écran la série culte britannique Inbetweeners, le film suit quatre adolescents boutonneux partis en vacances en Crète et ne pensant qu'à une seule chose, le sexe. Le film a le mérite de ringardiser tout ce qu'on a pu voir en comédie pour ados (American Pie notamment) en enfonçant les portes du mauvais goût avec un plaisir communicatif. C'est souvent très drôle, parfois débile, un brin vulgaire mais cela vous détend franchement les zygomatiques. Au milieu des sombres sorties de ce début hivernal, voilà une comédie potache particulièrement jubilatoire. 





Changement radical d'univers avec Les crimes de Snowtown de Justin Kurzel. Inspiré d'une histoire vraie, il relate la parcours d'un tueur en série, le plus redoutable qu'ait connu l'Australie, terrorisant sa famille et prenant sous sa coupe son jeune beau-fils qui se rendra complice de ces horribles forfaits. Mention spéciale à la Semaine de la Critique et primé au festival de Valenciennes, le long métrage provoque un malaise palpable. Le regard ambigu du cinéaste sur ce qu'il filme, sans réel point de vue, pose question. Une interrogation sur la transmission de la violence filmée crûment, souvent à la limite du supportable, non pas dans ce qui est montré mais dans ce qui est suggéré. Après le saisissant Animal Kingdom, un nouveau cinéaste australien est né. Malgré son indéniable talent, la complaisance qu'il affiche par moments nous empêche de véritablement adhérer à ce film provoquant et discutable. 





Enfin, un Noël sans film d'animation ne serait pas complet. Jean-François Laguionie nous propose un étonnant voyage dans Le Tableau. Au coeur d'une toile inachevée, les Toupins, créatures entièrement peintes, règnent dans un château où sont rejetés les Pasfinis et les Reufs. Persuadés que seul le peintre peut ramener l'harmonie en finissant le tableau, Ramo, Lola et plume décident de partir à sa recherche. 

Le film est une intelligente dénonciation du racisme et du rejet de l'autre autant qu'une ode à l'évasion. Parcourant les toiles au gré de leurs pérégrinations, les personnages découvrent des univers où se côtoient une armée napoléonienne, une muse alanguie et même l'autoportrait du peintre. Son absence pose d'ailleurs au spectateur de pertinentes questions sur le pouvoir de la création. Au milieu des films en en 3D, voilà une proposition originale qui, si elle demeure formellement un peu académique, devrait ravir les enfants comme les adultes. 

Antoine Jullien

mardi 20 décembre 2011

Box office 2011


La fin d'année est le moment propice pour dresser un bilan des tendances de 2011 et scruter les succès et les échecs qui se sont multipliés ces dernières semaines. 

Selon les chiffres publiés par le CNC, la fréquentation, après avoir connu une baisse au premier trimestre, connaît une hausse constante depuis le mois de juin. Sur les onze premiers mois de l'année, elle est passée de 187 millions de spectateurs en 2010 à plus de 191 millions en 2011. La part de marché des films français est estimée à 40 % sur cette même période (contre 36,5 % entre janvier et novembre 2010) et celle des films américains à 47,3 %.


Le cinéma français en pente douce 

Notre cinéma hexagonal se porte donc plutôt bien grâce à deux mastodontes qui ont à eux seuls réunis plus de 20 millions d'entrées. Rien à déclarer de Dany Boon a totalisé 8,150 millions de spectateurs, soit trois fois moins que les Cht'is mais suffisamment pour s'arroger la deuxième place du box office 2011. Le grand gagnant est bien sûr Intouchables, qui, en franchissant la barre des 14 millions de spectateurs, devient le 4ème plus gros succès français de tous les temps et devrait d'ici peu dépasser Asterix et Obelix : Mission Cléopâtre. Un succès incroyable qui se confirme de semaine en semaine et qui laisse pantois (voir le billet d'humeur Intouchable).


De nombreux films français présentés et primés lors du dernier festival de Cannes ont trouvé les faveurs du public : Polisse (2 300 000 entrées), The Artist (1 500 000), La guerre est déclarée (850 000) et L'Exercice de l'état (plus de 400 000 entrées). D'autres, moins attendus, ont su tirer leur épingle du jeu comme Les femmes du 6ème étage (2 200 000 entrées) Case Départ (1 800 000) et le surprenant Tomboy (300 000). Quant à la guéguerre entre La Guerre des boutons d'un côté et La Nouvelle Guerre des boutons de l'autre, c'est presque un match nul : 1 450 000 entrées pour le premier contre 1 540 000 entrées pour le second.


Mais l'arbre ne doit pas cacher la forêt. De nombreux longs métrages français ont bu la tasse, à moyenne ou grande échelle. En l'espace de quelques semaines, c'est toute une génération d'acteurs-réalisateurs abonnés aux succès qui ont connu des échecs cuisants. Jean-Jacques Annaud subit avec Or Noir une nouvelle catastrophe industrielle (200 000 entrées), quatre ans après le bide mémorable de Sa Majesté Minor. Luc Besson, en s'attaquant à un sujet "adulte" dans The Lady, s'y est cassé les dents, connaissant le plus gros revers de sa carrière (400 000 entrées au compteur). Christian Clavier, lui, vient de faire une croix définitive sur sa carrière de comique et de réalisateur avec le flop monstrueux d'On ne choisit pas sa famille (350 000 entrées). Des personnalités qui semblent avoir fait leur temps, totalement déconnectées du cinéma actuel. Un revers qu'a subi également Mathieu Kassovitz, auteur pourtant d'un retour remarqué avec L'ordre et la morale qui n'a pas su attirer le public (150 000 entrées). Les échecs sont parfois injustes.


Au rang des bides retentissants, on peut citer également Philibert (60 000 entrées), The Prodigies (150 000), La ligne droite (80 000), R.I.F. (200 000) Le Moine (180 000) Les biens-aimés (250 000) ou Poulet aux prunes (250 000). Un bilan qui témoigne de la place fragile de notre cinéma national qui, dans le top 20 des plus gros succès de 2011, aligne seulement quatre longs métrages (Intouchables, Rien à déclarer, Polisse et Les femmes du 6ème étage).


Le cinéma yankee toujours leader 

Le cinéma américain est en bonne forme, confirmant ses franchises à succès : Harry Potter et les reliques de la mort - 2ème partie (6 500 000 entrées), Pirates des caraïbes : La fontaine de jouvence ( 4 700 000), Twilight - Chapitre 4 (plus de 3 500 000), La Planète des singes - Origines (3 200 000), Transformers 3 (2 600 000) et Fast and Furious 5 (2 500 000). Cela n'a pas empêché certains blockbusters de se rétamer comme Green Lantern (à peine 800 000 entrées) et Cowboys & Envahisseurs (900 000). 

L'animation, en revanche, a été un peu à la peine, aucun film à ce jour ne dépassant les 3 millions d'entrées. Cars 2 a déçu les attentes tout comme Rio et Rango qui n'ont pas atteint les scores escomptés. Quant à Tintin, son démarrage exceptionnel laissait augurer d'une carrière plus flamboyante mais ses 5 300  000 spectateurs font présager d'une suite.


Les grands auteurs ont toujours l'attention du public. Minuit à Paris est l'un des plus gros succès de Woody Allen en France (1 740 000 entrées) et Clint Eastwood séduit toujours autant (1 900 000 entrées pour Au-delà). Palme d'Or du festival de Cannes, The Tree of life a réussi à populariser Terrence Malick malgré une oeuvre quasi expérimentale (860 000 entrées). A la vue de son médiocre démarrage, Martin Scorsese ne devrait, lui, pas être à la fête avec Hugo Cabret qui ne rejoindra pas les derniers succès du réalisateur. Les plus jeunes générations de cinéastes ont également attirer le public, à voir les cartons de Black Swan de Darren Aronofsky (2 600 000 entrées) et du Discours d'un roi de Tom Hooper (3 000 000), le joli succès de Super 8 de J.J. Abrams (1 500 000) et l'intérêt manifeste pour Drive du danois Nicolas Winding Refn (1 500 000).



Les Européens retrouvent des couleurs 

Le cinéma européen, justement, a connu des fortunes diverses mais plusieurs de ses grands cinéastes ont reconquis le public. Melancholia de Lars Von Trier (400 000 spectateurs) est le plus gros succès du réalisateur depuis Dancer in the Dark. Avec Habemus Papam (700 000 entrées), Nanni Moretti retrouve également les faveurs du public. Pedro Almodovar, lui, connaît un léger décrochage mais sa Piel Que Habito, insuffisamment soutenue par la critique, pouvait dérouter (700 000 spectateurs tout de même). Grâce à Pina, Wim Wenders a connu un regain d'intérêt inespéré (plus de 300 000 entrées), prouvant, après Buena Vista Social Club, que le genre documentaire lui réussi.


Mais le plus beau succès de cette année est sans conteste Une Séparation. Si le public français s'intéresse toujours aux cinématographies du monde entier (en témoigne le beau succès d'Il était une fois en Anatolie qui approche les 100 000 entrées), le triomphe du film d'Asghar Fahradi, plus de 900 000 entrées cumulées, a pris tout le monde de cours. La force qui s'en dégage, la puissance de la mise en scène et de l'interprétation ont touché les spectateurs qui lui ont accordé un magnifique accueil. Une exception, certes, mais qui redonne espoir en un cinéma exigeant et accessible qui a de plus en plus de difficultés à exister. Son succès est le plus beau cadeau de Noël que l'on pouvait espérer. 

Antoine Jullien

mercredi 14 décembre 2011

Hugo Cabret


Si Martin Scorsese avait donné l'impression ces dernières années de s'être fait engloutir par le système (voir la critique de Shutter Island), Hugo Cabret vient lui apporter un sérieux démenti. Les critiques étaient cependant légitimes à voir le réalisateur de Casino entreprendre un film pour enfants. En adaptant le roman de Brian Selznick, Scorsese n'a pas seulement livré un conte rondement mené, il a fait sa plus belle déclaration d'amour au cinéma dont il n'a eu de cesse, hier et aujourd'hui encore, d'en dénicher les pépites et restaurer les chefs d'oeuvres oubliés. 

Dans le Paris des années 30, le jeune Hugo est un orphelin de douze ans qui vit dans une gare. De son père mort quelques temps plus tôt, il ne lui reste plus qu'un étrange automate dont il cherche la clé qui pourrait le faire fonctionner. En rencontrant Isabelle et le mystérieux Papa Georges, il va en percer le secret... 

Ben Kingsley et Asa Butterfield

La 3D semblait à bout de souffle au coeur du blockbuster hollywoodien, incapable de prolonger le choc visuel que fut Avatar. Scorsese l'a utilisé non pas en grand connaisseur technique à la James Cameron (qui a d'ailleurs vanté publiquement les qualités du film) mais en découvreur qui a su trouver l'adéquation formelle idéale avec le cinéma de Georges Méliès. Car c'est bien de ce grand inventeur qu'il est avant tout question sous les traits d'un Ben Kingsley triste et désabusé qui, après avoir connu la gloire, connaîtra la ruine et, le pire pour un cinéaste, l'oubli. 

L'hommage est bouleversant et atteint une dimension émotionnelle qu'on ne soupçonnait pas. Quand Hugo et Isabelle rentrent dans la chambre de Méliès et font tomber par mégarde sa valise remplie des dessins de tous ses films, l'histoire du cinématographe vole au-dessus de notre tête dans un merveilleux tourbillon d'images féériques. La scène, d'une beauté renversante, est aussi d'une cruauté terrible car elle signifie la mort artistique d'un homme pour qui le cinéma était toute sa vie. Un jumeau de Scorsese en somme qui a trouvé en Méliès un père de substitution. 


Le spectacle est là, à l'écran, se déployant avec une maestria et une grâce inouïes. La caméra virevolte dans les recoins de la gare Montparnasse jusqu'aux toits enneigés d'un Paris fantasmé par un Scorsese qui se met toujours à hauteur d'enfant. Hugo, c'est aussi lui gamin qui a compensé ses problèmes de santé par l'évasion dans le septième art. Très inspiré, le réalisateur manie son récit avec une grande fluidité, accordant de l'importance à chaque personnage, du jeune Asa Butterfield qui apporte une vraie étrangeté à Hugo en passant par Sacha Baron Cohen en policier borné sans oublier la touchante Frances de la Tour qui interprète la femme de Méliès et qui fut, à l'époque, l'une de ses principales comédiennes.

Car Scorsese nous rappelle également les grandes étapes de la vie de Georges Méliès (s'éloignant parfois de la réalité historique), récréant même les tournages de ses films dans son studio de Montreuil. Petits et grands, cinéphiles ou néophytes, l'âme de l'enfance qui a tant porté le réalisateur du Voyage dans La Lune (voir l'interview de Serge Bromberg) devrait envahir votre coeur de spectateur. En signant l'une de ses oeuvres les plus personnelles, Martin Scorsese nous dit magnifiquement à quel point les faiseurs de rêve et les artisans de l'imaginaire sont importants dans nos vies et pourquoi ils nous font tant aimer le cinéma. Impossible de passer à côté d'un tel hommage. 

Antoine Jullien

Retrouvez les photos du tournage d'Hugo Cabret ICI.



DVD et Blu-Ray disponibles chez Metropolitan Video.

Interview de Serge Bromberg, réalisateur du Voyage Extraordinaire


La Cinémathèque française vient de célébrer le 150ème anniversaire de la naissance de Georges Méliès. L'un des plus grands pionniers du septième art est doublement à l'honneur, à travers la restauration du Voyage dans La Lune et la sortie d'Hugo Cabret de Martin Scorsese. 

A l'occasion de cette restauration, nous avons rencontré Serge Bromberg, directeur de la société Lobster et co-réalisateur avec Eric Lange du Voyage extraordinaire *, un documentaire ludique et pédagogique retraçant l'oeuvre de Georges Méliès et la genèse de la restauration du Voyage dans La Lune


- Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez procédé pour restaurer Le Voyage dans la Lune ?

Serge Bromberg : Cette restauration est avant tout le fruit d'un partenariat entre la Fondation Groupama Gan et la Fondation Technicolor, avec la collaboration des Archives du Film et de Madeleine Malthête-Méliès, la petite-fille de Georges Méliès. En 1999, nous avons procédé à un échange avec la Filmoteca Catalunya de Barcelone qui possédait une copie en couleur du Voyage dans la Lune. C'est cette copie, récupérée dans un état critique, que nous avons utilisée pour réaliser la restauration. Mais il manquait le dernier tableau. Pour compléter les quelques manques de la copie couleur, environ 7 à 8% du total, nous avons eu recours à la copie noir et blanc appartenant à Madeleine Malthête-Méliès, tirée du négatif original que l'on a recoloriée numériquement et un contretype, dit « Mauclair », qui avait servi pour la projection du gala Méliès en 1929. Cet assemblage a donné lieu à la version restaurée que l'on peut voir aujourd'hui.

Photogramme du Voyage dans La Lune avant restauration 
© Lobster Films - Fondation Groupama Gan - Fondation Technicolor


- Méliès considérait lui-même que ce n'était pas son meilleur film alors que beaucoup le considèrent comme son chef d'oeuvre. Pourquoi Le Voyage dans La Lune a-t-il tant marqué les esprits ?

Le phénonème du Voyage dans La Lune n'est pas du à Méliès, Le Royaume des Fées ou Robinson Crusoé sont pour moi plus intéressants. C'est un phénomène en terme de public. Il s'agit du premier blockbuster de l'histoire du cinéma, un film qui reste dans les mémoires grâce à l'image de l'obus dans l'oeil de la Lune.


- Alors que l'on peut voir le film en copie numérique avec une nouvelle bande originale, comment était-il projeté en 1902 ?

En 1902, il n'y avait ni générique de début, ni générique de fin, ni intertitres. A l'origine, le film ne bénéficiait pas d'une recommandation musicale. Méliès vendait les copies de ses films et l'exploitant était libre de choisir la musique qu'il voulait. Pour aider l'exploitant, Méliès lui donnait la copie avec le boniment qu'il était libre d'utiliser ou non. Le principe était le suivant : une personne se plaçait à côté de l'écran et lisait le texte qui racontait l'histoire.


- Les copies du film étaient-elles diffusées en couleur ou en noir et blanc ?

Officiellement, Le Voyage dans la Lune n'était pas proposé avec un coloriage ¹. Pourtant, on l'a retrouvé colorié. Le coloriage était fait « à façon », c'est à dire qu'un client venait et demandait à Méliès un film colorié. Pour une seule copie en couleur, on peut penser qu'une cinquantaine était fabriquée en noir et blanc. Le film a du être projeté dans son immense majorité en noir et blanc car s'il y avait eu beaucoup de copies en couleur, on en aurait retrouvé plus. Il n'existe aujourd'hui qu'une seule copie d'origine en couleur connue, la nôtre, celle trouvée à Barcelone. Une anecdote à ce propos est intéressante. En 1929, Mauclair veut projeter Le Voyage dans La Lune dans le cadre du gala Méliès donné à la salle Pleyel. Il ne retrouve qu'une seule copie pleine de défauts, incomplète, techniquement incompatible avec les projecteurs modernes et dont il manque la première séquence qui dure plus de deux minutes. Cette copie, qui existe en 1929 mais dont on ne sait plus rien, est en couleur car on voit des traces de coloriage sur le noir et blanc du contretype. A partir de cette copie et avec les moyens rudimentaires de l'époque, il va fabriquer ce contretype (un internégatif noir et blanc, le seul système disponible à l'époque) dont il va tirer une copie neuve noir et blanc, techniquement compatible. Pour lui redonner un peu de lustre, Mauclair va la teinter de manière assez primitive, prenant son pinceau pour colorier les rares effets spectaculaires et les explosions. Aujourd'hui, la famille Méliès a récupéré cette copie produite quinze ans après la fin de la carrière de Méliès, prétendant qu'il s'agit d'une copie coloriée du film alors que ce n'est évidemment pas une copie authentique ni une copie coloriée comme l'aurait fait Méliès au temps de sa gloire. Je tiens à faire cette précision car dans le DVD ** co-édité par Studio Canal et la Cinémathèque, il est indiqué qu'il s'agit du Voyage dans La Lune en couleur. Ce n'est absolument pas le cas et entretenir ainsi la confusion n'est pas très glorieux. 

Photogramme du Voyage dans La Lune restauré
© Lobster Films - Fondation Groupama Gan - Fondation Technicolor


- On découvre avec stupéfaction que le Voyage dans La Lune est le premier film piraté de l'histoire du cinéma.

Il a été piraté parce qu'il avait du succès. Plusieurs personnes ont récupéré des copies du film, en ont fait des négatifs pirates et les ont envoyés aux USA. Sur une copie américaine du Voyage dans La Lune, William Zelig a rajouté un titre qui était Le Voyage sur Mars. Il distribuait le boniment anglais écrit par Méliès, ne se donnant même pas la peine de changer le mot Lune par Mars ! Il faut bien se rendre compte qu'à l'époque, le cinéma, c'était le western ! Il n'y avait pas de salles de cinéma, pas de remontées de royalties, pas d'organisation, rien. C'était « Règlements de comptes à Méliès choral! ».


- On célèbre le 150 anniversaire de la mort de Méliès. Quel fut l'impact de son oeuvre dans le cinéma mondial et sur les cinéastes ?

Méliès n'est plus une référence en matière de spectacle mais sa curiosité et son ouverture d'esprit fascinent toujours autant. Il avait cette capacité de faire de son rêve une réalité cinématographique que bon nombre nous envie aujourd'hui. Michel Gondry, Georges Lucas, Steven Spielberg ou Tim Burton sont des cinéastes qui ont leurs rêves, qui sont dans leur monde et sont donc en ce sens des héritiers de Georges Méliès. Leur imagination est débridée. Ils sont libres, comme Méliès en son temps.


- Outre ses nombreuses trouvailles visuelles et trucages, on lui doit d'être l'inventeur de l'industrie cinématographique telle qu'on la connaît aujourd'hui, concevant le premier studio entièrement équipé et la première structure dédiée au cinéma, la Star Film. Avait-il conscience de son rôle de précurseur ?

Les premiers qui ont réalisé des « films à trucs » étaient les premiers qui réalisaient « des films à trucs », je ne pense pas qu'il réfléchissait comme ça. Méliès était d'abord un magicien, il a poussé cette magie plus loin grâce aux moyens du cinéma même si cinématographiquement ses films étaient relativement pauvres : un seul axe, une scène de six mètres de large, pas de découpage technique, des tableaux qui s'enchaînaient... Il invente le premier studio parce qu'il en avait besoin et le fit construire aux mêmes dimensions que le théâtre Robert Houdin ². C'était un inventeur à l'intérieur d'un univers qu'il connaissait. Il prenait ce qu'il avait et il créait un monde magique qui parle à notre coeur d'enfant, c'est pour cette raison qu'il devrait séduire les jeunes générations de spectateurs. Quand on devient adulte, on devient plus raisonnable et on se censure contrairement à Méliès qui était resté un enfant, ce qui lui a permis de devenir le premier inventeur magicien du cinéma et qu'il a mené à être l'un des premiers industriels de la profession.

Georges Méliès, image extraite du documentaire Le Voyage extraordinaire
 © Lobster Films


- Pourquoi Méliès finit-il ruiné, terminant sa vie dans un magasin de jouets de la gare Montparnasse ?

Les affaires vont mal dès la fin des années 1900. Il ne tourne pratiquement plus puis il recommence en 1911 grâce à l'argent de Pathé. Mais son dernier film, Le Voyage de la famille Bourrichon, est un échec. Quand le public demandait du Méliès, il était le roi du monde mais au moment où il a voulu voir autre chose, Méliès n'a pas su s'adapter et a finit par lasser les spectateurs. Au début des années 1910, de grands boulversements surviennent. C'est l'apparition des premières actualités cinématographiques et surtout celle des vedettes. Il n'y avait pas de vedettes au temps des débuts de Méliès mais Max Linder puis Charlie Chaplin vont créer le star-systeme dont Méliès n'a pas su prendre le train en marche. Dans un moment d'amertume, il finira même par brûler tous ses films à son studio de Montreuil. Malheureusement, la Cinémathèque n'existait pas encore !


- Sur les 500 courts métrages estimés, combien sont-ils sauvegardés ?

On considére aujourd'hui qu'il y a entre 200 et 220 films qui ont survécu dans leur totalité ou partiellement. Il y a donc 300 films qui ont disparu. Une pellicule nitrate ayant une durée de vie relativement courte, cent ans maximum, les chances de retrouver des films de Méliès sont donc minimes. Mais le vieil adage dit : « Il n'y a pas de films perdus, il n'y a que des gens mal informés ». ll existe peut-être encore quelques trésors cachés !  


- Pourquoi avez-vous fait appel au groupe Air pour la bande originale ?

La réalisation d'une nouvelle version musicale faisait partit de l'ADN du projet depuis le départ. C'est Nicolas Saada et Olivier Assayas qui nous ont proposé le groupe Air et j'ai suivi le premier choix des fondations Groupama-Gan (Gilles Duval) et Technicolor (Séverine Wemaere) qui ont été très vite enthousiastes. J'apprécie beaucoup cette musique, elle nous transporte vers un nouveau voyage. Je pense qu'elle va beaucoup contribuer à la diffusion du film auprès d'un jeune public. On ne peut pas prétendre que la version de Air ou les versions antérieures sont la version absolue. La liberté que laissait Méliès en 1902 doit, en 2011, nous amener à faire de l'oeuvre de Méliès une oeuvre très contemporaine. Le Voyage dans La Lune se transforme ainsi en opéra rock très électro et on prend soudain conscience de sa modernité. Nicolas Gaudin et Jean-Benoît Dunckel, les compositeurs, me rappelaient récemment que les acteurs qui jouaient dans Le Voyage dans La Lune étaient plus jeunes que nous tous réunis, le film est donc une oeuvre de jeunesse.

Photogramme du Voyage dans La Lune restauré
 © Lobster Films - Fondation Groupama Gan - Fondation Technicolor


- Quel est votre regard sur Hugo Cabret qui sort le même jour que votre film ?

Martin Scorsese a suivi avec attention notre projet de restauration du Voyage dans La Lune, nous envoyant une lettre extrêmement touchante. Je me réjouis de la sortie d'Hugo Cabret qui va permettre de raviver l'esprit de Georges Méliès et de le replacer en haut de l'affiche. Scorsese a utilisé de nombreux extraits des oeuvres de Méliès provenant de la collection Lobster. Le film est un éblouissement, il va ravir les petits et grands. Les images de Méliès (interprété par Ben Kingsley) montrées dans Hugo Cabret et les reconstitutions de ses tournages en 1904 sont littéralement stupéfiantes. Au risque de paraître passéiste, les deux films les plus éblouissants que j'ai vu cette année sont The Artist de Michel Hazavanicius et Hugo Cabret qui conclut l'année cinématographique par un feu d'artifice de couleurs et de 3D d'une intelligence et d'une beauté remarquables. Je m'en doutais : Méliès est bien vivant ! 

Propos recueillis par Antoine Jullien


* Le Voyage extraordinaire suivi du Voyage dans La Lune, en DVD et Blu-Ray chez Lobster.

** Le coffret de 3 DVD A la conquête du cinématographe est disponible chez Studio Canal et Georges Méliès, le premier magicien du cinéma, un coffret de 6 DVD rassemblant 200 films est édité chez Lobster.

¹ Le procédé de coloriage le plus courant était fait au pinceau, consistant à peindre à la main, avec un pinceau ou une brosse, des couleurs à l'aniline sur des pellicules positives, image par image. 
² Théâtre de magie que Méliès acheta en 1888 et où il créa l'Académie de Prestidigitation. 

mardi 13 décembre 2011

Carnage


Roman Polanski aime surprendre. Bien qu'il soit un adepte des huis-clos étouffants, on ne l'attendait pas dans l'adaptation de la pièce de Yasmina Reza, Le Dieu du Carnage. La vision désenchantée et corrosive du cinéaste allait-elle se fondre avec la plume acerbe de la dramaturge ? La réponse est dans ce réjouissant jeu de massacre qui ne restera pourtant pas dans les mémoires. 

Dans un jardin public, un enfant en blesse un autre. Les parents de la "victime" demandent à s'expliquer avec les parents du "coupable". Les échanges cordiaux du début laisse place progressivement à l'affrontement. 

John C. Reilly, Jodie Foster, Christoph Waltz, Kate Winslet et Roman Polanski

Le réalisateur du grandiose The Ghost Writer a choisi de rester fidèle à la pièce, en respectant scrupuleusement son principe : un décor unique raconté en temps réel. Grâce à sa mise en scène hors-pair, le cinéaste sait se jouer des contraintes, isolant ses personnages quand la situation l'exige ou les réunissant dans son cadre lors du règlement de comptes final. Il n'essaye pas de parasiter son dispositif par des effets stylistiques inutiles mais fait pleinement confiance à sa rigueur de réalisateur pour poser sa caméra là où il faut. Reproduisant avec sa maniaquerie coutumière un appartement cossu de New York (le film a été tourné dans les studios de Bry-Sur-Marne), il va le transformer peu à peu en révélateur de la médiocrité des personnages. 


Pour les incarner, Polanski a choisi quatre comédiens au diapason : Jodie Foster, Kate Winslet, John C. Reilly et Christoph Walz. Cette "troupe" trouve une cohérence et une justesse qui atteint sa plénitude pendant le premier tiers du film, un concours d'hypocrisie et de fausses amabilités où les sourires de façade masquent des idées moins avouables. Dès lors que le carnage du titre prend toute la place, l'hystérie domine et envahit le jeu des comédiens, notamment celui de Jodie Foster, trop caricaturale. Christoph Waltz, lui, gardera son cynisme affable et délectable de bout en bout. 

Si l'épilogue voulu par le cinéaste diffère de la pièce, il donne au film une tonalité bien dérisoire. La bataille à laquelle se sont livrés ces deux couples n'en valait pas la peine, semble nous dire le cinéaste. En cela, il s'éloigne de la noirceur attendue et se contente de brocarder le vernis bourgeois, sa bien-pensance et son côté prétendument civilisé. Si le spectacle est plaisant à regarder, il laisse un goût un peu amer. Comme si le réalisateur n'avait pas souhaité allé plus loin que les répliques vachardes servies par Yasmina Reza, filmant ce théâtre de dupes en observateur ironique et distant. Un Polanski, même mineur, ne peut certes pas se refuser mais on regrettera que, cette fois, le cinéaste ne nous ait pas conquis. 

Antoine Jullien



DVD et Blu-Ray disponibles chez Wild Side Video.

lundi 12 décembre 2011

Rétrospective Clint Eastwood


La Cinémathèque française entame un cycle consacré aux récits américains. Avant Steven Spielberg et Robert Altman, c'est Clint Eastwood qui est à l'honneur. Dernier géant du cinéma américain, il a su créer sa propre légende, d'abord en tant que comédien chez Sergio Leone et Don Siegel puis comme cinéaste au début des années 70. Jugé réactionnaire par une grande partie de la critique après la sortie de L'inspecteur Harry, Clint Eastwood ne cessera de jouer avec son image qu'il malmènera avec brio jusqu'au crépusculaire Gran Torino

Million Dollar Baby (2004)

A plus de quatre-vingt ans, l'homme garde sa vitalité créative intacte et l'on attend avec impatience la sortie de son trente-deuxième long métrage, J. Edgar sur la vie de l'une des figures les plus controversées de l'histoire américaine (voir News). Une histoire qu'Eastwood aura raconté à sa manière, prenant son genre de prédilection, le western, dont il réalisera plusieurs variations contemporaines. La contamination de la violence sera l'un des thèmes majeurs de sa filmographie, d'Impitoyable à Mystic River en passant par son diptyque sur la bataille d'Iwo Jima dont il montra tour à tour les points de vue américain puis japonais, ce qu'aucun autre cinéaste n'avait entrepris. 

Impitoyable (1992)

Si le réalisateur a longtemps alterné entre films de commande et oeuvres plus personnelles, il ne semble aujourd'hui plus lié à aucun diktat commercial, avant tout déterminé à filmer des histoires qui le touchent et l'interpellent. Une intégrité et une liberté artistique que bon nombre à Hollywood peuvent lui envier et qui font de lui un véritable seigneur. Cette rétrospective est une manière aussi de se replonger dans la richesse d'une oeuvre pléthorique et atypique, s'emparant de tous les genres avec un classicisme inimitable. 

Rétrospective intégrale Clint Eastwood à la Cinémathèque française du 9 décembre au 12 janvier 2012.
Renseignements : http://www.cinematheque.fr/

mercredi 7 décembre 2011

Shame


Il y a des films. Des bons. Des mauvais. Et puis il en existe quelques-uns qui peuvent chambouler vos habitudes de cinéphile assidu. Shame est de ceux-là, qui vous hante durablement. Steve McQueen n'en a peut-être pas conscience mais il vient de réaliser le fracassant portrait de l'homme moderne du 21ème siècle. Fascinant, déplaisant, imperméable aux émotions, l'intense Michael Fassbender l'incarne dans toute sa crudité. Le comédien, indiscutable prix d'interprétation du festival de Venise, électrise le film de la première à la dernière image. 

Brandon est un trentenaire new-yorkais vivant seul et travaillant beaucoup. Son quotidien est dévoré par son obsession pour le sexe. Quand sa soeur Sissy, chanteuse un peu paumée, arrive sans prévenir pour s'installer dans son appartement, Brandon va avoir de plus en plus de mal à dissimuler sa vraie vie.

Michael Fassbender 

Après le choc extrême que fut Hunger sur le combat de l'activiste irlandais Bobby Sands, les espoirs placés en Steve McQueen étaient immenses. On dit souvent que le deuxième film est plus difficile à faire que le premier et la tâche était particulièrement ardue tant Hunger avait impressionné par la puissance sidérante de sa mise en scène et l'interprétation à fleur de peau de Michael Fassbender dont c'était le premier rôle majeur. Shame confirme définitivement que Steve McQueen fait partie des plus grands cinéastes actuels. Au lieu de rejouer une partition identique où l'inventivité visuelle était le "la" dominant, le cinéaste a eu le suprême talent d'adapter sa mise en scène à son sujet. Méthodique, la caméra du réalisateur scrute le quotidien de Brandon dans ses incessants rituels : Brandon se lève, va aux toilettes, prend sa douche, sort pour aller travailler, se masturbe dans les toilettes de son bureau, revient chez lui, se masturbe à nouveau devant l'écran de son ordinateur avant d'allouer les services d'une prostituée. Sans jugement, le cinéaste nous montre la vie de Brandon telle qu'elle est. Une vie de plaisir, de souffrance et d'abandon. 

L'arrivée de sa soeur, la touchante Carey Mulligan, va exacerber ce mal-être. Les deux personnages sont unis par la même peur du vide et ne peuvent que s'accrocher l'un à l'autre. Dans ce New-York indéfini où tous les excès semblent permis, y compris de faire l'amour à la vue de tous, McQueen nous dévoile des personnages qui nous ressemblent, de près ou de loin. La liberté dans laquelle ils baignent n'est en réalité qu'un leurre. Rarement un cinéaste n'aura montré avec autant d'acuité une société cadenassée par ses apparences et par le rôle que l'on veut bien y jouer. Un théâtre de dupes qui s'arrête soudain lorsque la soeur de Brandon entonne la chanson "New-York New York". La voix caressante de Carrey Mulligan donne à ce standard un air inédit et enveloppe le spectateur dans une superbe étreinte d'où ressort une émotion imcomparable. Les larmes de Michael Fassbender se mêlent avec celles du spectateur saisit par ce moment magique. 

Michael Fassbender et Carey Mulligan

L'aspect froid et clinique du film ne réfrènent pas l'émotion, il en accentue sa portée car il révèle l'état de prisonnier dans lequel se trouve Brandon. Si Bobby Sands utilisait son corps comme une arme politique, Brandon tente de le consommer afin d'oublier la souffrance de son âme. La scène où il fait l'amour à deux femmes inconnues est filmée dans une lumière ouatée, les floues rendants presque abstraits la douleur véritable du personnage qui ne devient plus alors qu'une simple machine à jouir. 

Cependant, on ne trouve aucune trace de moralisme chez Steve McQueen. S'il montre un homme qui fuit les sentiments lors de deux séquences magnifiques, l'une dans un restaurant où la caméra se rapproche imperceptiblement des visages de Fassbender et de la femme qui l'accompagne, et l'autre dans une chambre d'hôtel aux vitres béantes, il ne propose ni rédemption ni condamnation. D'où naît la honte ? Sa soeur lui dit que le problème n'est pas ce que l'on est mais d'où l'on vient. On ne connaîtra jamais les origines de Brandon. L'homme est si ambivalent qu'il termine sa trajectoire dans une rame de métro. Pour s'enfoncer dans sa névrose ou l'abandonner pour de bon ? La réflexion se poursuivra longtemps et ne cessera d'habiter un grand film bouleversant et incontournable rythmé par la respiration saccadée de Brandon résonnant indéfiniment à nos oreilles. 

Antoine Jullien



DVD et Blu-Ray disponibles chez MK2 Video.

Dernière séance


Laurent Achard s'est vu proposer la réalisation d'un long métrage s'inscrivant dans la programmation French Frayeur de Canal Plus, soit des films d'horreur à petit budget et dans un temps de tournage limité. Malgré plusieurs tentatives ces dernières années, le genre reste moribond en France. Achard a choisi d'en reprendre certains codes afin d'évoquer sa passion du cinéma. Une démarche authentique, personnelle mais inaboutie. 

Un jeune homme, Sylvain, a dédié sa vie à un cinéma de quartier condamné à disparaître. Il habite au sous-sol de la salle dont il est à la fois le programmateur, projectionniste et caissier. Chaque nuit, après la dernière séance, il sort pour un rituel meurtrier... 

On se croirait dans un temps suspendu. Ce cinéma de province filmé par Laurent Achard semble être perdu dans un espace-temps irréel où l'on projette French Cancan de Renoir la veille et Last Days de Gus Van Sant le lendemain. Une approche intéressante car elle ne contextualise rien et permet au réalisateur de dérouler son récit sans les contraintes de la vraisemblance. Ainsi, ce projectionniste tueur n'est jamais inquiété par la police ni par les témoins de ses crimes. Une situation hautement improbable que Laurent Achard prend comme un atout. Il en résulte une atmosphère vaguement angoissante, typique du cinéma italien des années 60-70, celui de l'âge d'or des giallo de Dario Argento et Mario Bava. 

Pascal Cervo

Le cinéaste en reprend d'ailleurs certains archétypes, comme celui de montrer un tueur à l'arme blanche et un trauma familial qui pourrait expliquer la pathologie de l'assassin. Les meurtres sont la plupart filmés hors champ, le cinéaste se concentrant rigoureusement sur son personnage qu'il ne quitte pas des yeux, l'isolant à plusieurs reprises dans des décors aux teintes expressionnistes. La démarche gauche et le timbre de voix mal assuré de l'acteur Pascal Cervo apporte à Sylvain une maladresse sympathique qui en ferait presque oublier la violence de ces forfaits. Avant que son regard perturbant nous ramène très vite à la vraie nature du jeune homme. 

Malgré tout, la distanciation avec le réel pose des problèmes de crédibilité et l'on ne croit pas toujours à ce que l'on voit à l'écran. Les flashbacks sur la mère castratrice ne sont guère plus convaincants et alourdissent considérablement la portée du film de même que ces références trop appuyées aux longs métrages que le jeune homme admire. Quant aux oreilles de ses victimes accrochées aux photos de vedettes de cinéma, elles ne font que ridiculiser le personnage. 

Mais la mort du cinéma reste la métaphore la plus prégnante du métrage. Une vision mortifère où la salle devient le tombeau de tous les fantasmes cinéphiliques, l'expression des pulsions les plus refoulées. Si la force et la magie du septième art se manifestent à travers des extraits de French Cancan et Femmes de Paul Vecchiali, la dernière séquence tend vers la facilité morbide. L'auteur considère alors la cinéphilie comme un territoire nourri de déviance et d'abandon, un point de vue très discutable qui nous laisse de marbre. 

Antoine Jullien

Le Samouraï en Blu-Ray et DVD


"Il n'y a pas de plus profonde solitude que celle d'un samouraï, si ce n'est celle d'un tigre dans la jungle... peut être." Cette citation tirée du Bushido japonais est mise en exergue dès l'ouverture du Samouraï et contaminera le reste du film. Le diamant noir de Jean-Pierre Melville sort aujourd'hui dans une belle édition Blu-ray et DVD* que l'on aurait souhaitée un peu plus gourmande en suppléments. 

Le principal bonus de cette édition, intitulé "Melville-Delon : de l'honneur à la nuit", fait intervenir les neveux du cinéaste, Laurent Grousset et Rémy Grumbach, le journaliste Rui Nogueira, auteur du livre "Le Cinéma selon Melville"** et le réalisateur Volkor Schlondorff qui fut l'assistant de Melville. Ils reviennent longuement sur l'amitié profonde entre Jean-Pierre Melville et Alain Delon et le lien particulier qui les unissait. Lorsque le réalisateur lut le scénario du Samouraï à la star, celle-ci, séduite par l'absence de dialogues au bout des dix premières minutes, accepta immédiatement. Le début d'une riche collaboration qui accouchera du Cercle Rouge en 1970 et Un Flic deux ans plus tard. 

Les intervenants de ce documentaire évoquent également l'obsession du détail chère au cinéaste au Stetson et en particulier le maniement du chapeau que porte Delon et qui pouvait donner lieu à des dizaines de prises. Son rapport trouble avec le milieu des gangsters est brièvement traité comme sa vision unique d'un Paris nocturne et mystérieux. Plusieurs citations de Melville émaillent le documentaire dont celle-ci qui résume bien l'état d'esprit du cinéaste : " Un professionnel, plus il vieillit, plus il devient classique, plus il a envie de respecter la forme. S'il ne le fait pas, c'est que ce n'est pas un professionnel". 



On regrettera l'absence d'Alain Delon dont on peut tout de même voir une interview réalisée par Pierre Tchernia lors de la sortie du film, en 1967. Irrésistible mais frisant l'arrogance, l'acteur semble déjà conscient de l'impact de Melville sur sa filmographie, déclarant que Le Samouraï est "un film d'auteur, une date importante dans ma carrière." On peut aussi découvrir un reportage pris sur le tournage du film qui nous montre un Melville dissertant sur son oeuvre, opposant la mode de la vraisemblance (une pique à la Nouvelle Vague ?) au "spectacle poétique" de ses films. 

Un livret de 32 pages rédigé par le critique Jean-Baptiste Thoret revenant sur la genèse du film, ses thèmes et son influence sur le cinéma contemporain ainsi que la bande-annonce d'époque (avec une voix-off à la limite du ridicule !) complètent cette édition. 

Revoir Le Samouraï montre à quel point Jean-Pierre Melville a su réinventer le cinéma policier français. Son aspect très méthodique, son absence totale de psychologie, son atmosphère bleu acier et son humour à froid font du Samouraï un film rare qui garde intact son pouvoir de fascination plus de quarante ans après. Le regard inoubliable d'Alain Delon, mythifié à jamais pour son interprétation de Jef Costello, a beaucoup contribué au culte que lui voue aujourd'hui des générations de cinéastes, de Scorsese à Tarantino en passant par John Woo. Melville disait de Costello "qu'il domine la mort car il n'est pas encore subjugué par elle". Sur la magnifique partition de François De Roubaix, le cinéaste filme l'inévitable destinée mortifère de son personnage, hantant désormais le panthéon des plus mémorables anti-héros de l'histoire du cinéma. 

Antoine Jullien

* Le Samouraï disponible en Blu-ray et DVD chez Pathé Distribution
** Le Cinéma selon Melville édité aux Cahiers du Cinéma

Festival Kinopolska


Créé en 2008, le festival Kinopolska est voué à promouvoir le cinéma polonais en France. Pour sa quatrième édition, la manifestation célèbre le septième art polonais en se plaçant sous le signe du Festival de Cannes. 

Sept films majeurs de cinéastes couronnés sur la Croisette seront projetés, dont ceux de Krzysztof Kieslowski, Jerzy Skolimowski, Andrezj Wajda et Roman Polanski. Parmi ces prestigieux cinéastes, certains viendront rencontrer le public lors de masterclass. 

La manifestation donne aussi l'occasion de découvrir une sélection de fictions contemporaines qui figurent dans une compétition officielle dont le jury est présidé cette année par le réalisateur Andrezj Zulawski. 

Un grand week-end dédié à l'animation, de nombreux courts métrages, quatre longs métrages consacrés à la vie des polonais sous le régime communiste complètent cette programmation. 

Festival Kinopolska du 7 au 13 décembre au cinéma Le Reflet Médicis, à Paris.  
La manifestation s'implantera en 2012 dans plusieurs grandes villes françaises. 
Renseignements : 01.43.54.42.34 ou www.institutpolonais.fr