mercredi 29 février 2012

Bullhead


Un uppercut venu tout droit des Flandres vient secouer une fin d'hiver cinéphile un peu terne. On doit ce réjouissant sursaut à Michaël R. Roskam, le réalisateur très prometteur de Bullhead, son premier long métrage, nommé à l'Oscar du meilleur film étranger. Un polar atypique ayant pour cadre le trafic d'hormones qui mêle avec une force étonnante la violence crue aux sentiments les plus troubles. Une révélation. 

Jacky Vanmarsenille est éleveur. Aux côtés d'un vétérinaire sans scrupule, il s'est forgé une belle place dans le milieu du trafic d'hormones. Mais l'assassinat d'un policier fédéral et sa rencontre avec un ami d'enfance qui partage avec lui un lourd secret bouleverse le marché que Jacky doit conclure avec le plus puissant des trafiquants de Flandres... 

Matthias Schoenaerts

"Je n'ai rien connu d'autre que le bétail" dit à un moment Jacky, désamparé. Tout l'enjeu du film se retrouve dans ces mots : rechercher l'humain tapis sous la bête immonde. L'interprétation stupéfiante de Matthias Schoenaerts, que Jacques Audiard a choisi pour son prochain film, De rouille et d'os, accentue encore cette impression. Oscillant entre la rage brute et une fragilité que l'on découvre en filigrane, le comédien est d'une incroyable intensité à mesure que le mystère qui entoure son personnage se dévoile. Car Jacky est drogué aux hormones comme les bestiaux dont il a la charge. L'irruption d'un terrifiant flash-back fait brutalement basculer le film vers la pure tragédie. 


Pour reprendre les mots du réalisateur : "Bullhead traite de la mafia des hormones comme Hamlet traitait de la royauté danoise." L'intrigue policière est une toile de fond agrémentée de pics d'humour savoureux dus à la présence de deux garagistes imbéciles pour explorer la monstruosité humaine installée dans un décor de film d'horreur. Mais le cinéaste ne se contente pas de filmer des archétypes d'êtres dégénérés, il leur apporte une réelle complexité en formant une mosaïque de personnages tous plus ambivalents les uns que les autres. 

D'une maîtrise stylistique confondante, la mise en scène de Michaël R. Roskam démontre un sens inné de l'espace, à voir la virtuosité qu'il déploie lors d'une scène d'hôpital dans laquelle il inverse habilement les points de vue. On lui pardonnera quelques maladresses et des métaphores animales moins inspirées pour retenir un final d'une grande puissance dramatique. Le cinéaste filme alors une existence perdue qui n'aura jamais connu l'innocence, plongée dans un monde de bêtes que l'amour ne pourra pas sauver. Bullhead est la preuve éclatante que le renouveau cinématographique se trouve désormais au Royaume de Belgique. 

Antoine Jullien

La mer à boire


Jacques Maillot a eu l'envie de nous raconter le malaise social actuel non pas du point de vue de l'ouvrier mais du patron, un parti-pris original assez rare dans le cinéma français. Après le polar Les liens du sang, le cinéaste raconte les difficultés d'un homme qui va devoir aller de renoncements en compromis afin de sauver son entreprise qu'il a passé toute sa vie à construire... 

Le plus réussi du film est à la vie de cette PME de bateaux de luxe que Jacques Mailllot décrit avec une précision documentaire. Des génuflexions de son associé au mépris des banques en passant par l'agressivité d'un repreneur déterminé, Daniel Auteuil doit, tel un capitaine de navire, faire vent debout sans perdre ses convictions. Le personnage est un homme intègre, humain, qui supporte difficilement les sacrifices qu'on lui impose, à commencer par licencier une bonne partie de son personnel. Et c'est là que le récit dévisse... 

Daniel Auteuil

Le cinéaste ne semble pas assumer jusqu'au bout ce point de vue en s'obligeant à rajouter des personnages périphériques qui n'ont aucune existence à l'écran. La relation entre le jeune syndicaliste en colère avec l'une des employées de l'entreprise est caricaturale et tourne court, le cinéaste s'en désintéressant rapidement. De même que cette improbable amourette en Russie, parenthèse dont il aurait pu faire l'économie et qui montre de sa part une rigueur géographique bien incertaine, faisant croire au spectateur que l'action se déroule à Moscou alors que l'on voit bien qu'elle a été tournée à Kiev. La majorité des spectateurs ne le verront sans doute pas mais la supercherie demeure grossière. 

Les métaphores maritimes conviendraient décidément bien à ce film qui alterne gros temps et flottements intempestifs, ne convaincant qu'à moitié. Bien qu'il donne l'impression de surnager par moments, Daniel Auteuil retrouve un rôle à sa mesure et arrive épisodiquement à nous toucher dans sa quête d'entrepreneur. Mais il ne peut pas sauver un scénario trop inégal où les tentatives de romanesque échouent, plombé par une fin démonstrative et lourdement symbolique qui vient diluer un propos et des intentions louables. Un coup d'épée dans l'eau, en somme. 

Antoine Jullien

mardi 28 février 2012

Se réjouir du succès de The Artist


A peine The Artist venait de remporter ses 5 Oscars (film, réalisateur, acteur, musique, costumes) que la tradition française de l'autodénigrement se mettait en marche. Pour la première fois dans l'histoire du cinéma, une production soutenue et financée par la France obtient la récompense suprême dans le saint des saints hollywoodien. Comment ne pas se réjouir de voir triompher un réalisateur, Michel Hazanavicius, dont personne ne misait sur le projet avant l'arrivée du producteur Thomas Langmann, et de toute son équipe, Jean Dujardin et Bérénice Béjo en tête ? 

Ce n'est pas une affaire de chauvinisme mais bien de talent et de ténacité qui eux, n'ont pas de frontières. Est-ce avoir l'esprit cocardier que de constater que le cinéma français, si critiqué pour son manque d'audace et d'originalité, a osé entreprendre, en 2011, un film muet en noir et blanc au format 1.33 ? Il faut saluer de telles démarches qui redonnent foi en une cinématographie de passionnés nourris par le même amour du cinéma. Et le retour aux origines du septième art, également célébré par Scorsese dans Hugo Cabret, n'est-il pas une brillante manière de raviver son incroyable pouvoir de fascination ? 

Michel Hazanavicius, Bérénice Béjo et le producteur Thomas Langmann

Les mauvaises langues diront toujours que The Artist est un film sur Hollywood tourné au coeur des studios, la principale raison de sa côte d'amour outre-atlantique. Mais il faudrait revoir de plus près le film de Michel Hazanavicius pour se rendre compte du subtil décalage qu'il a réussi à opérer, en donnant à deux comédiens français des rôles normalement dévolus aux anglo-saxons. Hazanavicius lui-même déclarait au moment de la sortie du film avoir été le seul réalisateur qui ait dû convaincre un producteur français de choisir Jean Dujardin... 

On le sait, la campagne pour les Oscars a été un véritable raout promotionnel et le chef d'orchestre de ce battage médiatique, le controversé Harvey Weinstein, a encore su démontrer sa redoutable efficacité. Est-ce une raison pour dévaluer le film ? Certainement pas. D'ailleurs, la question essentielle à laquelle on doit répondre est la suivante : The Artist est-il un bon film ? Oui, un excellent même, d'une élégance et d'une ingéniosité remarquables. Un chef d'oeuvre ? Si l'on fait la liste des dix derniers longs métrages lauréats de l'Oscar du meilleur film, on en arrive rapidement à la conclusion que le meilleur film de l'année est rarement celui qui rafle la mise au final. Et The Artist a certainement profité de la faiblesse de la concurrence (à l'exception notable d'Hugo Cabret) pour s'imposer.

Il n'empêche que l'on savoure pleinement ce succès mérité qui a su tomber au bon moment, créant une rare alchimie que Thierry Frémeaux, le délégué général du festival de Cannes, a été l'un des premiers à percevoir. Les parcours de ses auteurs, enfin, du cultissime La Classe Américaine pour l'un à Nous c'est nous pour l'autre montrent que tout est possible, à condition d'y croire. Pour une fois, Georges Abitbol remiserait au placard sa fameuse réplique: "Monde de merde ! "

Antoine Jullien

mercredi 22 février 2012

Abécédaire Spielberg


A l'occasion de la sortie en salles de Cheval de Guerre et la rétrospective à la Cinémathèque française, Mon Cinématographe vous propose un panorama de l'oeuvre de Steven Spielberg à travers un abécédaire.


Amblin

Amblin Entertainment est une société de production créée par Steven Spielberg, Kathleen Kennedy et Frank Marshall en 1981. Le nom est inspiré d'un des premiers films de Spielberg Amblin' datant de 1968. Son logo contient la fameuse silhouette d'E.T. dans le panier du vélo d'Elliot qui vole devant La Lune. Grâce à Amblin, Spielberg va, au cours des années 80, produire des films qui sont de près ou de loin liés à son univers : Gremlins de Joe Dante (1984), Retour vers le futur de Robert Zemeckis (1985), Les Goonies de Richard Donner (1985). Comme toute une génération de cinéastes, J.J. Abrams fut baigné dans son enfance par les films Amblin auxquels il a rendu un très bel hommage dans Super 8 qui est directement inspiré de la jeunesse de Spielberg et des courts métrages que le cinéaste accumula durant son adolescence. Il déclarait ainsi en 2002 : "J'avais quinze ou seize ans, j'étais au lycée, je passais l'été en Californie et voulais vraiment être réalisateur. Je faisais beaucoup de films super 8 depuis mes douze ans : des drames brefs et des comédies tournés avec les enfants du voisinage. Un jour, j'ai décidé d'aller dans les studios Universal. J'avais mis un costume et une cravate. J'ai sauté du bus qui permet de visiter les studios et j'ai passé toute la journée là. J'ai rencontré un homme agréable nommé Chuck Silvers. Je lui ai dit que j'étais un réalisateur d'Arizona. Il m'a dit de revenir le lendemain : "Je te donnerai un rendez-vous et tu me montreras tes films en super 8." 



Box-office

Le cinéaste est sans conteste le roi du box-office depuis plus de trente ans, une longévité exceptionnelle qui ne se dément pas. A ce jour, sur les 26 films réalisés pour le cinéma, 21 d'entre eux ont dépassé le million d'entrées en France et 14 les 100 millions de dollars au box-office américain. En 1975, Les dents de la mer fut le premier film de l'histoire à franchir ce cap ce qui lui valut de nombreuses critiques sur son statut de wonderboy commercial. Si le cinéaste a conquis le public avec des films très spectaculaires (La série des Indiana Jones, Jurassic Park, La Guerre des Mondes...) il a également rencontré le succès avec des oeuvres plus intimistes et personnelles (E.T., La liste de Schindler, Arrête-moi si tu peux...). 



Consécration

Durant deux décennies, Steven Spielberg fut méprisé par une majorité de la critique et du milieu du cinéma qui n'y voyait qu'un habile faiseur cantonné à l'entertainment. Si le cinéaste s'était bien essayé à des sujets plus graves dans les années 80 (La Couleur pourpre et Empire du Soleil), les films n'avaient pas convaincu. En 1993, Spielberg délivre coup sur coup Jurassic Park et La liste de Schindler, soit d'un côté le sommet du blockbuster avec des dinosaures en vedette et de l'autre la recréation de la Shoah. Cet étonnant dédoublement est l'une des marques de fabrique de Spielberg, à l'aise dans des univers très différents (voir la rubrique Genres). Mais à l'époque, l'image du cinéaste ne correspondait pas à celle d'un artiste capable de traiter un thème aussi difficile que la déportation. Pourtant, le film marqua un tournant dans la carrière du cinéaste qui se vit enfin consacré par ses pairs en obtenant une pluie d'Oscars dont celui du meilleur réalisateur qu'il remportera à nouveau cinq ans plus tard pour Il faut sauver le soldat Ryan. Spielberg rentre alors dans la catégorie des cinéastes "adulte" et la noirceur des oeuvres des années 2000 accentuera encore davantage ce statut au point d'être aujourd'hui célébré à la Cinémathèque française, ce qui paraissait inimaginable il y a encore quelques années.



Devoir de mémoire

Le retentissement rencontré par La liste de Schindler à conduit Spielberg à créer la Shoah Foundation dont l'objectif est de recueillir les témoignages de tous les survivants de la Shoah et de les diffuser aux plus jeunes dans le but de participer au devoir de mémoire afin d'éviter un nouveau conflit. Une démarche saluée dans le monde entier qui a permis d'enregistrer plus de 50 000 témoignages.


Enfance

Qui mieux que Spielberg peut se tarir d'être le cinéaste de l'enfance ? A la vision de ses films, des générations de jeunes spectateurs ont vécu une émotion et un émerveillement incomparables dont le cinéaste semble détenir le secret. Bien qu'il n'ait pas toujours évité la mièvrerie, il a su parler au coeur du jeune public grâce à son évidente sincérité. A l'image d'Elliot dans E.T. qui fuit le monde des adultes afin de faire vivre son imaginaire au contact de l'extraterrestre, Spielberg n'a jamais perdu son âme d'enfant qu'il anime et qu'il aime à transmettre au public comme il le déclarait récemment lors de sa masterclass.


Famille

Spielberg, pater familias ? Un reproche que l'on adresse souvent au cinéaste tant la famille semble être pour lui la valeur refuge. Et lorsqu'elle est menacée d'imploser, les évènements du récit lui permette de se reconstruire, du petit Elliot dans E.T. qui renoue avec sa mère au moment des adieux avec l'extraterrestre en passant par les gamins de Jurassic Park qui trouvent en Sam Neil un père de substitution sans oublier Tom Cruise retrouvant son fils à la fin de La Guerre des mondes. Mais on sait que Spielberg a été profondément marqué par le divorce de ses parents et ce sentiment d'abandon parcourt toute sa oeuvre, diffusant une image plus trouble et moins apaisante de la famille. Les parents de Christian Bale disparaissent au début d'Empire du Soleil, le père de Rencontres du troisième type décide de quitter les siens pour suivre les extraterrestres et le robot d'A.I.  finit son existence aux côtés du fantôme de sa mère. Dans Cheval de Guerre, les retrouvailles entre le père et son fils sont filmées dans un crépuscule rougeoyant qui dénote une tristesse et une mélancolie qui trouvent un superbe écho dans Arrête-moi si tu peux où Leonardo Di Caprio fuit la police pour retrouver sa mère. A l'extérieur du foyer, il l'observe avec son nouveau mari et survient alors sa demi-soeur qu'il voit pour la première fois et qui le regarde comme un étranger. Avec une admirable économie de moyens, Spielberg filme un être qui fait définitivement le deuil de sa famille.



Genre

Spielberg a abordé tous les genres cinématographiques : la science-fiction, l'aventure, le thriller, le film de guerre, le drame historique, la comédie, le mélodrame, la fable et a su exercer à travers eux son inimitable talent de conteur. Malgré la virtuosité étourdissante de sa mise en scène, Spielberg se met toujours au service de son récit quelque soit l'histoire qu'il raconte. A de rares exceptions, il a réussi à s'approprier des univers variés tout en y injectant un style reconnaissable de film en film.


Héros

Le héros spielbergien est une figure plus complexe qu'on ne le croit et qui ne répond pas aux clichés habituels. Ils ont le profil de l'homme ordinaire amené à se dépasser devant des circonstances exceptionnelles dont le Capitaine Miller du Soldat Ryan est l'archétype. Mais le plus intéressant d'entre eux est sans nul doute Oskar Schindler, un industriel proche du parti nazi qui va progressivement prendre conscience de la barbarie du régime. Un personnage peu sympathique et uniquement motivé par le profit de son entreprise qui évite aux juifs les camps d'extermination d'abord pour des raisons économiques. Le scientifique interprété par Sam Neill dans Jurassic Park est allergique aux enfants mais va pourtant devoir affronter les dinosaures flanqué de deux gamins et ainsi se révéler plus humain à leur contact. Indiana Jones, le héros le plus jubilatoire de Spielberg, n'en n'a pas moins des défauts que le cinéaste n'hésite pas à tourner en dérision. Dans ses films des années 2000, les héros sont noirs. Tom Cruise dans Minority Report noie son chagrin d'avoir perdu son fils en arrêtant des criminels avant que le système finisse par le rattraper. Dans La Guerre des Mondes, le même Tom Cruise fuit l'invasion des aliens et essaye même d'empêcher son fils d'aller combattre. Dans Cheval de Guerre, on retrouve en revanche une évocation plus classique de l'héroïsme caractérisée par le courage et le sacrifice.



Influences

Steven Spielberg est lié au courant de cinéastes appartenant au Nouvel Hollywood, ce mouvement de réalisateurs mené par Francis Ford Coppola qui a éclôt au début des années 70 avec comme principaux représentants Brian De Palma, Michael Cimino, William Friedkin et Martin Scorsese. Si ces cinéastes revendiquaient une part d'influence à la Nouvelle vague française, adoptant un style de réalisation moderne et s'intéressant particulièrement à la jeunesse américaine déboussolée par la guerre du Viet-Nam, Spielberg, lui, n'incarnait pas cette tendance et semblait vouloir revenir à l'âge d'or hollywoodien. Ses influences notables sont donc plus à chercher du côté de David Lean auquel il voue une grande admiration, Victor Fleming dont il réalisa le remake d'Un nommé Joe dans le raté Always et bien sûr John Ford dont Cheval de Guerre est le plus beau des hommages. D'autres figures du cinéma ont inspiré Spielberg, notamment François Truffaut dont il aimait la justesse du regard sur l'enfance. Le considérant comme un mentor, il lui donnera même le rôle du scientifique dans Rencontres du 3ème type. Il est certain que Spielberg entretient des points d'ancrage avec Alfred Hitchcock et l'on aurait du mal à croire que la "direction de spectateur" érigée par le réalisateur de Pyschose (voir l'abécédaire Hitchcock) ne l'ait pas profondément marquée. Spielberg puise aussi son inspiration sans en connaître les origines. Lors de la sortie des Aventuriers de l'Arche perdue, des journalistes lui faisaient remarqué qu'Indiana Jones ressemblait beaucoup à Tintin. Le cinéaste n'avait jamais entendu parler du célèbre reporter et se mit à en dévorer les albums avant de contacter Hergé en 1983 pour une adaptation cinématographique qui ne se concrétisera que...vingt huit ans plus tard.



Kaminski

Spielberg fait la connaissance du chef opérateur polonais Januzz Kaminski sur le tournage de La liste de Schindler dans lequel il opte pour une nouvelle approche visuelle, inspirée du documentaire. Une rencontre décisive qui va apporter un tournant majeur dans sa filmographie car le cinéaste va totalement repenser sa manière de filmer. Les fictions suivantes seront marquées par une exceptionnelle maestria visuelle où les idées de mise en scène foisonneront, de l'usage de la caméra portée dans la séquence du débarquement d'Il faut sauver le soldat Ryan à l'utilisation des couleurs désaturées et à la vibration de la lumière pour créer des effets d'ombre avec des personnages en contre-jour dans A.I., Minority Report, Arrête-moi si tu peux, La Guerre des mondes et Munich. On ne voit pas comment Spielberg pourrait se passer de ce maître de la caméra et de la lumière tant il lui a permis de façonner son style.


Legs

Stanley Kubrick a longtemps travaillé sur la nouvelle de Brian Aldiss Supertoys Last All Summer Long car il jugeait la technique insuffisante pour récréer l'univers visuel du livre. Mais bluffé par les effets spéciaux de Jurassic Park, il estima finalement que la technologie était prête et décida de confier la réalisation du film à Steven Spielberg, jugeant l'histoire plus proche de la sensibilité du réalisateur d'E.T. que de la sienne. Un legs assumé par Spielberg qui décida, dès la mort de Kubrick en 1999, de reporter le tournage de Minority Report pour se consacrer en priorité à celui d'A.I. Epaulé par le script écrit par Kubrick et les nombreux éléments graphiques que le cinéaste lui avait transmis, Spielberg délivra un film bicéphale, très imprégné par le réalisateur de 2001 dans la première partie et beaucoup plus proche de son univers dans la seconde. Mal aimé à sa sortie, A.I. est le film de Spielberg que nombreux s'évertuent aujourd'hui à réévaluer malgré ses faiblesses. A noter que Spielberg est crédité au scénario, fait rarissime dans sa carrière.



Monstres

Les créatures monstrueuses parsèment le cinéma de Spielberg. Les extraterrestres en sont la figure la plus récurrente, décrites dans un premier temps sous un aspect bienveillant dans Rencontres du 3ème type et E.T. avant d'être dépeintes en envahisseurs béliqueux décidés à exterminer l'espèce humaine dans La Guerre des Mondes. Mais le monstre trouve également sa naissance aux origines de l'humanité, les dinosaures de Jurassic Park rescuscitant après l'initiative hasardeuse d'un scientifique farfelu et le requin tueur des Dents de la Mer qui vient rappeler à l'homme son animalité refoulée. Enfin, la racine monstrueuse des films de Spielberg naît aussi au coeur d'une idéologie, le nazisme dans La Liste de Schindler.



Novateur

A plusieurs reprises au cours de sa carrière, Spielberg a défié la technique cinématographique. Ses débuts de réalisateur sont ironiquement marqués par une incapacité à contrôler les outils techniques en s'abstenant de faire apparaître le requin des Dents de la Mer pendant une bonne partie du métrage. A cause de problèmes mécaniques, le faux squale ne fonctionnait pas correctement, c'est pour cette raison que Spielberg misa sur le hors champ et la suggestion afin de pallier cette carence et le résultat eu pour effet saisissant de décupler la peur du spectateur. Malgré le succès du film, Spielberg paya son inexpérience (il avait 29 ans au moment du tournage qui dura 150 jours). Rencontres du 3ème type a connu lui aussi une production chamboulée (130 jours de tournage) et 1941 fut un désastre. En décidant d'adapter les serials de son enfance, Spielberg donna avec Indiana Jones une nouvelle jeunesse au film d'aventure en multipliant les prouesses techniques. Mais c'est avec Jurassic Park qu'il franchit une étape primordiale dans l'évolution des effets spéciaux en concevant des dinosaures intégralement en images de synthèse. Ce rôle de précurseur se retrouve dans l'inoubliable séquence du débarquement d'Il faut sauver le soldat Ryan dans laquelle il révolutionne le filmage de la guerre et aussi dans Minority Report pour lequel il consulta d'éminents scientifiques afin de représenter un futur où tout est sous contrôle. Toujours soucieux des dernières innovations technologiques, il tourne Les aventures de Tintin - Le secret de La Licorne en performance capture, un procédé que d'autres avant lui avaient expérimenté (dont un certain James Cameron). Filmant sur fond bleu des acteurs munis de capteurs afin de récréer leurs mouvements en animation, il réalise une énième prouesse technique et plastique, confortant ainsi sa position de leader du cinéma mondial.



Onze septembre

Spielberg a expliqué à maintes reprises que l'irruption du 11 septembre avait bouleversé son regard sur le monde. A l'orée des années 2000, il entreprend une série de films à la tonalité beaucoup plus sombre. Adapté du livre de Philip K. Dick, Minority Report imagine une société où des policiers arrêtent les criminels avant qu'ils n'aient commis leurs crimes et nous questionne sur les limites d'un système liberticide. Dans Le Terminal, Tom Hanks se retrouve coincé dans un aéroport d'où il ne peut pas sortir pour d'absurdes raisons géopolitiques. Sous ces airs de fable gentillette, le film égratigne la politique sécuritaire américaine et son rejet de l'étranger. Mais c'est dans La Guerre des Mondes, son dernier grand film, que le prescience du 11 septembre est la plus visible : trains en feu, cadavres coulant le long d'une rivière, vêtements de victimes volant au milieu d'une forêt au crépuscule, cendres des dépouilles imprégnées sur le visage de Tom Cruise, Spielberg déploie ici une impressionnante imagerie de la mort. Et si dans la grande majorité de ses films, le cinéaste ne peut pas s'empêcher de céder au happy-end, il n'en n'est rien dans Munich qui relate les représailles des membres du Mossad sur les terroristes palestiniens coupables d'être les auteurs des attentats des J.O. de Munich. Le cinéaste scrute un être qui remet en question la légitimité de son combat et pose le problème de l'engrenage de la violence. Un changement de point de vue qui s'accompagne aussi d'un changement de regard d'une partie de la critique qui se met à reconsidérer l'oeuvre spielbergienne.



Polémique

Une scène de La Liste de Schindler a créé une intense controverse au moment de la sortie du film dans laquelle le cinéaste filme, dans un camp de concentration, des femmes cheveux coupés et déshabillées, transportées vers une douche commune. On pense qu'elles vont être gazées mais de l'eau se met à couler des pommeaux de douche. Spielberg entretient un suspense discutable et pose à nouveau la question de la représentation de la Shoah au cinéma. Grand pourfendeur du film, Claude Lanzmann s'en était insurgé comme un certain nombre d'intellectuels qui ont violemment critiqué la manipulation dont se serait rendue coupable le cinéaste. Avec du recul, il semble aujourd'hui bien hasardeux d'y voir de mauvaises intentions tant le film était éminemment personnel pour Spielberg qui y évoquait douloureusement ses origines. On peut en revanche s'interroger sur le caractère indispensable de cette séquence et sa réelle utilité.


Rapidité

Steven Spielberg est connu pour la vitesse de ses tournages qu'il entreprend avec une redoutable efficacité. Entouré de fidèles collaborateurs depuis des années, il peut réussir l'exploit de s'engager la même année dans deux films aussi lourds que La Guerre des Mondes et Munich. A peine le tournage du premier achevé que débutait sa post-production et la pré-production du second. Le tournage de Munich s'acheva le 29 septembre 2005 pour une sortie aux USA le... 21 décembre ! Une rapidité d'exécution sidérante dont Spielberg fit déjà fait preuve en 1997 et 1998 où il enchaîna pas moins de trois films en un an : Le monde perdu, Amistad et Il faut sauver le soldat Ryan. Nathalie Baye qui jouait la mère de Leonardo DiCaprio dans Arrête-moi si tu peux a souligné à quel point elle avait été surprise par la vitesse avec laquelle Spielberg tournait son film, la plupart du temps sans répétitions.


Seconde guerre mondiale

Une période omniprésente dans la filmographie de Steven Spielberg qui prend des aspects très différents selon les films : parodique et loufoque (1941, l'un de ses rares échecs), fantaisiste (la série des Indiana Jones), traumatique (Empire du Soleil, La liste de Schindler, Il faut sauver le soldat Ryan). De ces instants tragiques, Spielberg a toujours eu le souci d'en tirer une substance optimiste : Oskar Schindler qui réussi à sauver un millier de juifs dans La Liste de Schindler et l'hommage très patriotique rendu aux soldats morts sur le plage du débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan. Mais ce positivisme est contrebalancé par les horreurs et les regrets d'un conflit aux vingt millions de victimes. : les soldats transformés en chair à canon dans le Soldat Ryan dont Spielberg filme l'horreur des combats dans son infernale crudité et les lamentations de Schindler au moment de quitter les ouvriers qu'il a sauvé en leur disant : "Mais pourquoi n'en n'ai-je pas sauvé plus ?" Spielberg s'intéressera également à la seconde guerre mondiale en qualité de producteur grâce au diptyque de Clint Eastwood Mémoires de nos pères - Lettres d'Iwo Jima qui montrait le conflit dans le Pacifique tour à tour du point de vue américain puis japonais.



Télévision

Spielberg a débuté sa carrière à la télévision dans les studios Universal. Après avoir réalisé en 1969 un pilote d'une série fantastique d'horreur, Night Gallery, puis un épisode de Colombo, il se voit proposé la réalisation de Duel en 1971. Si le film se voit cantonné au petit écran outre-atlantique, il sort dans les salles européennes et obtient un vif succès d'estime. Avec un budget minimal et en seulement douze jours de tournage, il filme un homme poursuivi par un camion déterminé à le tuer. Le cinéaste y révèle une étonnante maîtrise et un sens aigu de la mise en scène très inspiré d'Hitchcock. Les contempteurs de Spielberg citent d'ailleurs régulièrement Duel comme le meilleur film du cinéaste, une manière cruelle de dévaluer singulièrement le reste de sa filmographie. La télévision demeurera un médium important pour Spielberg dans lequel il a toujours su puiser de l'intérêt. Producteur à succès de séries comme Histoires fantastiques et Urgences et de deux mini-séries revenant sur la seconde guerre mondiale, Band of Brothers et The Pacific, il se montre encore friand de nouvelles expériences télévisuelles comme le prouve ses dernières productions, Terra Nova et The River.



Visionnaire

Spielberg n'est pas à proprement parler un réalisateur visionnaire mais il a bel et bien une vision de cinéaste portée vers l'émerveillement et la réconciliation, qualifiant ainsi Munich de "prière pour la paix". Le cinéaste a des valeurs qu'il défend de film en film, avec une place particulière pour la transmission symbolisée par la figure du père. Le réalisateur James Gray dit à ce propos : "Peu de réalisateurs en Amérique réussissent à préserver une vision sur le long terme. C'est pour cette raison que je défendrai toujours Spielberg. Il parvient à garder le cap et cela le rend admirable."


Williams

John Williams est le fidèle compositeur de Steven Spielberg rencontré au moment de Sugerland Express, en 1974. Une des plus intenses et fructueuses collaboration de l'histoire du septième art qui a accouché de musiques entrées dans toutes les mémoires et qui fascinent par la pluralité des styles : lyrique, dramatique, épique, jazzie. A 80 ans, John Williams obtient cette année ses 47ème et 48ème nominations aux Oscars pour les deux derniers films de Spielberg (Cheval de Guerre et Tintindont il a signé toutes les partitions.



Filmographie

Duel (1971)
Sugerland Express (1974)
Les dents de la mer (1975)
Rencontres du 3ème type (1977)
1941 (1979)
Les Aventuriers de l'Arche perdue (1981)
E.T. l'extraterrestre (1982)
Indiana Jones et le Temple Maudit (1984)
La couleur pourpre (1985)
Empire du Soleil (1987)
Indiana Jones et la dernière croisade (1989)
Always (1989)
Hook (1991)
Jurassic Park (1993)
La liste de Schindler (1993)
Le monde perdu (1997)
Amistad (1997)
Il faut sauver le soldat Ryan (1998)
A.I. Intelligence artificielle (2001)
Minority Report (2002)
Arrête-moi si tu peux (2002)
Le Terminal (2004)
La Guerre des Mondes (2005)
Munich (2005)
Indiana Jones et le Royaume du Crâne de cristal (2008)
Les aventures de Tintin - Le secret de La Licorne (2011)
Cheval de guerre (2011)
Lincoln (2012)


Dossier réalisé par Antoine Jullien

Rétrospective Steven Spielberg à la Cinémathèque française jusqu'au 3 mars 2012.
Cheval de Guerre en salles le 22 février.

Cheval de guerre


Une anecdote résume à elle seule la place de Steven Spielberg dans l'inconscient collectif : à la fin de Cheval de Guerre, une petite fille dans la salle a éclaté en sanglots. Trente ans auparavant, les jeunes spectateurs qui découvraient E.T. se trouvaient dans le même état d'émerveillement, emportés par une émotion inaltérable. Durant toutes ces années, Steven Spielberg a bel et bien su conserver son génie, le terme n'est pas galvaudé, en exerçant ses talents de magicien du septième art. 

Cheval de Guerre relate l'amitié entre un jeune fermier, Albert et le cheval qu'il a dressé, Joey. Séparés aux premières heures de la première guerre mondiale, Joey est enrôlé dans l'infanterie britannique. L'animal va changer la vie de tous ceux dont il croisera la route : soldats anglais, combattants allemands et même un fermier français (Niels Arestrup) et sa petite-fille...


Spielberg n'a jamais eu peur des défis et celui consistant à prendre un cheval comme héros l'a manifestement inspiré. Ne cédant pas aux pièges de l'anthropomorphisme, il ne commet pas l'erreur de rendre l'animal trop humain mais arrive à faire rejaillir une sensibilité chez tous les protagonistes qu'il rencontre. Le cheval devient le reflet de la condition humaine, à l'image de ce plan où la petite fille se reflète dans l'oeil de l'animal. A contratrio de son film précédent, le cinéaste utilise peu la technologie numérique, faisant ainsi pleinement confiance à la force de sa mise en scène. 

Steven Spielberg sur le tournage de Cheval de Guerre 

Cependant, Spielberg adopte une narration inédite dans sa filmographie en filmant son récit selon plusieurs points de vue, structuré en épisodes regroupant une histoire plus vaste. Les personnages apparaissent et disparaissent au gré des péripéties de l'intrigue et à mesure que la violence du conflit s'accroît. Une violence que le cinéaste ne cherche pas à édulcorer mais qu'il met subtilement hors champ. N'ayant plus rien à prouver après avoir réinventé la manière de représenter la guerre dans Le Soldat Ryan, Spielberg déroule son majestueux classicisme, riche en morceaux de bravoure. Des scènes marquent durablement nos mémoires comme la mort du capitaine de l'armée qui révèle un art du montage certain et la folle chevauchée de Joey dans le No Man's Land, un moment épique d'une puissance cinématographique exceptionnelle. 

Si Spielberg évoque les valeurs de courage et de sacrifice qui lui son chères, amplifiées par le lyrisme de la musique de John Williams, il demeure tourmenté par la mort qu'il filme moins crûment mais qui hante l'ensemble du film. Des ailes du moulin qui nous cachent l'exécution de jeunes allemands aux tranchées emplies de boue et de cadavres, le cinéaste n'idéalise pas un monde, se servant du cheval comme d'une métaphore de la perte de l'innocence. Il ne peut donc pas être jugé coupable de naïveté car il s'agit avant tout d'une fable qui nous interpelle sur les horreurs de la guerre dans il laquelle il se permet, au milieu du chaos, une magnifque séquence fraternelle, d'une épure admirable, hors de toute tentation lacrymale. A la vue des derniers plans plongés dans un crépuscule rougeoyant, on est soudain ému de constater à quel point Spielberg refuse les modes afin de creuser son sillon en s'approchant un peu plus près de l'un de ses maîtres, John Ford. Dans L'homme qui tua Liberty Valance, le rédacteur en chef du journal avait cette fameuse réplique : "Dans l'Ouest, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende." Spielberg en est devenu une, assurément. 

Antoine Jullien

Retrouvez l'Abécédaire Spielberg ICI.

mercredi 15 février 2012

La dame de fer


Après J. Edgar Hoover, une autre personnalité politique incontournable se retrouve sur les écrans. Pas n'importe laquelle puisqu'il s'agit de Margaret Thatcher, l'une des figures les plus controversées du XXème siècle, haïe ou célébrée. Meryl Streep a trouvé là une nouvelle occasion de parfaire son talent avec une performance comme elle les affectionne. Mais en filmant Thatcher âgée et diminuée se remémorant les grandes étapes de sa vie, la réalisatrice Phyllida Loyd (Mamma Mia!) était-elle la mieux à même de dépeindre une figure aussi spéciale ? Le résultat nous pousse à répondre par la négative. 

On ne peut évidemment pas évoquer le film sans parler d'abord de Meryl Streep qui accapare tous les ports de l'image. Il ne faudrait pas non plus dénigrer la prestation de cette immense actrice sous prétexte que la personnalité qu'elle incarne n'ait pas notre sympathie. Dans la partie où la comédienne est grimée en Thatcher âgée, l'actrice impressionne une fois de plus et évite les procès en indignité malgré la caméra pataude de sa réalisatrice. Elle subjugue par ce regard évaporé, cette démarche légèrement hésitante, ce rictus un peu pincé. Il est difficile de trouver une comédienne qui ait un tel pouvoir d'incarnation sans qu'on puisse déceler le moindre artifice. 


Cela est moins vrai dans les flashback la montrant déterminée à tordre le cou aux politiciens conservateurs de son camp qui ne voient pas d'un bon oeil une femme piétiner leurs plates bandes. Mais le but caché de l'entreprise, à savoir la réhabilitation de Thatcher, se fait jour à mesure que l'interprétation de Streep vire à la femme incomprise et autoritaire pour le bien de son peuple dont la fermeté est le symbole du courage et de l'abnégation. La comédienne se met à épouser sans relâche le point de vue de son personnage et la distance qu'elle aurait du émettre disparaît sous les tonnes de maquillage. 

Si le film ne convainc pas, c'est qu'il n'a tout simplement pas grand chose d'intéressant à nous raconter. La médiocre construction scénaristique qui prend une personnalité sortie du pouvoir, dans son cadre intime, égrenant ses succès et ses échecs avec l'intervention intermittente de son fantôme de mari produit les mêmes effets que le film de Clint Eastwood, à savoir évacuer la dimension historique et politique de son sujet. Mais Phyllida Loyd n'est pas Eastwood et l'élégant classicisme de l'un devient dans les mains de la réalisatrice un pudding indigeste sans aucun point de vue, se contentant d'accumuler des chromos délavés. Si l'auteur n'a rien à nous dire sur son protagoniste, alors le spectateur se désintéresse vite de ce qui se passe à l'écran, non pas parce que le film veut positiver l'action discutable de Margaret Thatcher mais bien parce qu'il ne lui donne aucune substance. Le biopic a décidément du plomb dans l'aile ! 

Antoine Jullien

La Désintégration


Intituler son film La Désintégration ne manque pas d'audace lorsqu'il s'agit d'évoquer l'immigration française. Un sujet pouvant prêter à toutes les polémiques que la rigueur de Philippe Faucon exclue de facto. Le réalisateur s'est installé au coeur d'une cité lilloise pour raconter la trajectoire d'individus pris dans le piège de l'obscurantisme. Un parcours édifiant et terrifiant qui pose question. 

Ali, Nasser et Hamza, âgés d'une vingtaine d'années, font la connaissance de Djamel, dix ans de plus qu'eux. Habile manipulateur, il endoctrine peu à peu les trois garçons avant de les entraîner vers une destinée terroriste irréversible. 

Rashid Debbouze 

Philippe Faucon explore la conséquence la plus tragique du sentiment de rejet en filmant des jeunes gens influençables qu'un esprit retors va peu à peu faire sortir de la légalité. Dans un premier temps, Ali (interprété par Rashid Debouzze) veut trouver du travail et mener une vie stable mais les barrières s'accumulent et le jeune homme tombe alors dans un terrible cercle vicieux. Philippe Faucon ne perd pas de temps et dans une durée courte (1h20) raconte un basculement qui paraît cependant trop rapide. Ce relatif manque de crédibilité se retrouve aussi dans le personnage de Djamel qui semble réciter son texte. La faute à un casting composé essentiellement d'acteurs non professionnels qui manquent parfois de conviction. 

Evitant le mieux possible les clichés, Philippe Faucon entoure Djamel de son frère et de sa soeur qui sont dépeints comme des réussites de l'intégration. Le cinéaste a le mérite de ne pas tomber dans un tableau complaisant et uniquement négatif de la société tout en se défendant de juger ses personnages en montrant peu à peu l'embrigadement idéologique dont vont ils êtres d'abord les victimes avant d'en être les exécutants. Pour pallier le manque de moyens évident, le cinéaste opte pour une caméra numérique impersonnelle et pour le hors-champ, en particulier dans les dernières séquences. Mais le cri final de la mère d'Ali " Ils me l'ont tué" soulève soudainement une réelle ambiguité amplifiée par l'utilisation douteuse des images du conflit israélo-palestinien. Si Philippe Faucon filmait l'escalade dans la violence et la culture de la haine avec un certain recul, il finit par les expliciter et prend ainsi le risque de légitimer les actes de ces jeunes gens. Un point de vue équivoque qu'illustre un propos schématique et didactique que le cinéaste avaient réussi à éviter. 

Antoine Jullien

La Taupe


Pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? John Le Carré, le célèbre auteur de romans d'espionnage, lui-même ancien agent du MI6, aime à parfaire cet adage au point que ces livres deviennent de véritables rébus qu'il est parfois difficile de déchiffrer. Tomas Alfredson, le talentueux cinéaste de Morse, a sans doute été attiré par cet aspect de l'univers de l'écrivain. Il en profite ainsi pour mettre sa science de la mise en scène au coeur d'une intrigue tortueuse qui voit ressurgir les fantômes de la Guerre Froide. Mais l'exercice peut comporter quelques risques qu'Alfredson n'esquive pas toujours. 

1973. Suite à une mission ratée en Hongrie, le patron du MI6 (John Hurt) se retrouve sur la touche avec son fidèle lieutenant, Georges Smiley (Gary Oldman). Pourtant, celui-ci est bientôt réengagé sur l'injonction du gouvernement qui craint qu'une taupe soviétique se cache au sommet du Circus, le siège des services secrets britanniques. Epaulé par le jeune agent Peter Guillam, Smiley va tenter de débusquer la taupe mais il est rattrapé par ses anciens liens avec un redoutable espion russe, Karla. 

Gary Oldman

Le rideau de fer semble s'être à nouveau abattu à l'entame de La Taupe : décors gris, costumes ternes, lunettes carrées, tout le décorum de cette époque est minutieusement reconstitué par Tomas Alfredson. Une récréation visuellement splendide où chaque détail présent à l'image parle au spectateur de même que cette mise en scène très géométrique de l'espace qui interpelle et qui confirme les espoirs placés en un cinéaste pourtant étranger à l'atmosphère britannique. Un suédois au cœur des secrets d'alcôves de Sa Majesté représentait d'ailleurs le principal attrait de cette nouvelle transposition des pérégrinations de Georges Smiley après une série télévisée très connue en Grande Bretagne où l'espion avait les traits d'Alec Guiness. 

Colin Firth

Mais cette étrangeté apporte aussi une profonde distanciation qui met plus d'une fois le spectateur au bord de la route. On ne peut pas reprocher à Tomas Alfredson de faire "travailler" le public mais il observe ce jeu de dupes en complexifiant à outrance une histoire alambiquée sans qu'à un seul instant il en définisse réellement les enjeux. Et là est le nœud du problème. Pour quelle raison tourner aujourd'hui un film d'espionnage au temps de la guerre froide ? On ne voit pas très bien pourquoi Tomas Alfredson s'est lancé dans ce projet au delà du brillant exercice de style. Et s'il s'agissait d'évoquer de manière réaliste la vie des agents secrets, le film arrive après des chefs d’œuvres (L'Affaire Cicéron, Les 3 Jours du Condor, Conversation secrète) et des films plus récents qui ont dépouillé le personnage de l'espion de son côté glamour et héroïque (Raisons d'état, Munich).

Malgré la qualité des interprètes, Gary Oldman en tête, le film souffre surtout d'un déficit d'incarnation. Des figures, spectres d'un temps cinématographique révolu, se débattent au milieu des complots et des trahisons mais le cinéaste ne leur donne pas de chair. Ses illustres prédécesseurs, eux, posaient des conflits et des problématiques humains qui semblent ici totalement échapper à Tomas Alfredson. Si le cinéaste délivre un "thriller" aux contours fascinants, il n'en demeure pas moins relativement vain, subissant de sérieuses chutes de régime au milieu du gé. A trop vouloir impressionner son monde, le réalisateur en a oublié l'essentiel : l'émotion, au sens très large du thème, qui est cruellement absente. 

Antoine Jullien


mercredi 1 février 2012

Another happy day


Famille, je vous hais. Un refrain que de nombreux cinéastes ont repris à leurs comptes. Fils du célèbre réalisateur Barry Levinson (Rain Man, Sleepers...) Sam Levinson, 26 ans, croque avec férocité une tribu qui semble être la sienne. Si pour son premier essai, il n'évite pas certaines maladresses, il nous saisit par intermittence dans des envolées où la méchanceté le dispute à la jalousie effrénée. 

Lynn débarque chez ses parents pour le mariage de son fils aîné, Dylan. Elle est accompagnée de ses deux plus jeunes fils, Ben et Elliot, paumé et prompt à mélanger drogues, alcool et médicaments. La réunion va s'avérer bien compliquée, avec grands parents réac, tantes médisantes sans compter le premier mari de Lynn qui arrive flanqué de sa nouvelle compagne tyrannique. 

Jeffrey DeMunn, Ellen Barkin et Ezra Miller

Les jeunes cinéastes prennent parfois le risque d'être taxés de petits malins. C'est le sentiment qui domine pendant la majeure partie d'Another Happy Day. Le film déploie son cruel jeu de massacre avec une ironie distanciée personnifiée par Ezra Miller, le fils de Lynn, inoubliable dans le terrifiant We need to talk about Kevin. Il semble être le double du cinéaste et s'amuse à compter les points entre répliques vachardes et multiples coups bas. Malgré ce cynisme auto-satisfait, le sujet du film se révèle bien plus amer qu'on ne l'envisageait au départ. Une famille où personne n'a d'attention pour l'autre, dans laquelle chacun, en manque d'affection, se réfugie dans ses problèmes personnels. Le réalisateur joue sur le rôle de présumée victime de Lynn qui a du dans le passé abandonner son foyer pour éviter les coups de son mari et ainsi se mettre sa famille à dos. Mais ce personnage a un tel besoin de reconnaissance qu'il en devient vite insupportable. 

On a l'impression tenace que tous les protagonistes sont réduits à des rats de laboratoire par un cinéaste qui ne leur prêtent aucune considération véritable. Une telle violence dans les rapports humains secoue mais finit par lasser alors que ces personnages névrosés arrivent néanmoins à dégager une forme d'empathie, et cela grâce aux comédiens, tous remarquables, de Demi Moore en belle-mère méprisante à Ellen Barkin en femme aux abois constamment au bord des larmes. Elles font de ces archétypes des êtres à la sensibilité à fleur de peau, où les supposés vilains peuvent se révéler humains la scène suivante. Dans les dernières séquences, le règlement de comptes s'essouffle et Sam Levinson amène alors enfin un peu de tendresse dans ce monde de brutes. Il était temps. 

Antoine Jullien