jeudi 31 mars 2016

Un monstre à mille têtes


Dans La Zona, son premier long métrage, Rodrigo Plá démontrait un sens aigu de l'observation des inégalités sociales de son pays, le Mexique, sous les contours d'un thriller efficace. Un monstre à mille têtes, présenté à la dernière Mostra de Venise, poursuit dans la même veine engagée avec une remarquable sécheresse d’exécution. 

Dans une tentative désespérée d'obtenir le traitement qui pourrait sauver la vie de son mari, Sonia Bonet part en lutte contre sa compagnie d'assurance aussi négligente que corrompue. Elle et son fils se retrouvent alors pris dans une vertigineuse spirale de violence.

Jana Raluy 

Durant tout le film, on entend en voix off les minutes du procès qui ont suivi l'arrestation de Sonia. Une idée judicieuse car elle permet au spectateur d'avoir un contrepoint à l'action qui est en train de se jouer sur l'écran. Une forme de fatalisme se dégage aussi de ce processus narratif car l'issue est connue dès le départ. Rodrigo Plá l'utilise enfin pour diversifier les points de vue et ne pas simplifier un état de fait qui est déjà révoltant en soi. 

Car le cinéaste pointe du doigt les grandes entreprises et leur corruption endémique qui empêchent une femme de faire soigner son mari décemment. Face à ce système exempt de toute morale, elle va utiliser les seules armes qui lui restent. La tension générée par la mise en scène, dès la séquence où le médecin se dérobe et refuse de l'entendre, ne faiblira pas. Mais la concision de l'ensemble (1h14) qui est la principale qualité du film est aussi sa limite. On aurait aimé que le réalisateur développe davantage ses personnages et les situations dans lesquelles ils sont entraînés. On préférera retenir son propos utile et nécessaire sur les dérives d'une santé à deux vitesses devenue, selon le réalisateur lui-même, "l'ennemie du citoyen ordinaire."

Antoine Jullien

Mexique - 1h14
Réalisation : Rodrigo Plá - Scénario : Laura Santulo
Avec : Jana Raluy (Sonia Bonet), Sebastian Aguirre Boëda (Dario), Daniel Jimenez-Cacho (Nicolas Pietro).   


Le 8ème festival du film policier de Beaune

 
Le 8ème festival du film policier de Beaune a débuté hier soir et se poursuit jusqu'au 3 avril. Présidé cette année par l'actrice et réalisatrice Sandrine Bonnaire, le jury devra départager les huit films de la compétition parmi lesquels le premier long métrage de Jonas Cuaron, Dieserto avec Gael Garcia Bernal, et Fritz Bauer, un héros allemand de Lars Krome consacré à la traque menée par ce juge déterminé à faire arrêter Adolf Eichmann.

Comme l'an passé, Les Enquêtes du Département V (voir l'interview de l'équipe du film réalisée lors de la précédente édition) seront à l'honneur avec la présentation du troisième volet, Délivrance, adapté de la saga littéraire de Jussi Adler-Olsen.

Brian de Palma, le réalisateur de Pulsions et Scarface, donnera une leçon de cinéma le samedi 2 avril. Il reviendra sur sa mise en scène souvent novatrice, ses relectures hitchcockiennes parfois discutables et sa prédisposition pour le genre policier. 

Enfin, le très bon Coup de chaud de Raphaël Jacoulot recevra le prix Claude Chabrol 2016.

8ème Festival du film policier de Beaune du 30 mars au 3 avril.
Renseignements :  http://www.festivaldufilmpolicier-beaune.com/2016/

lundi 28 mars 2016

Remember

 
Dans les années 90, Atom Egoyan avait la cote. Exotica, De beaux lendemains et Le Voyage de Felicia l'avaient imposé comme l'un des réalisateurs les plus brillants de sa génération. Au cours des années 2000, sa filmographie a progressivement décliné et le cinéaste a perdu une bonne partie de ses soutiens critiques. Les grands festivals (Cannes, Venise, Berlin), eux, ne l'ont pas abandonné, sélectionnant ses films pour le meilleur et surtout pour le pire. En effet, le souvenir de son dernier opus, l'accablant Captives présenté au festival de Cannes 2014, nous avait non seulement déçu mais irrité (voir la critique). Pour la première fois de sa carrière, le cinéaste adapte à l'écran un scénario qui n'est pas de lui pour traiter un sujet ô combien périlleux : l'Holocauste. Avec une lourdeur évidente contrebalancée par une vision angoissée du devoir de mémoire.

Dans une maison de retraite, Zev (Christopher Plummer), un homme de 90 ans, se réveille en appelant sa femme qui est morte quelques jours plus tôt. Un autre pensionnaire de la maison, Max (Martin Landau), lui rappelle sa promesse : retrouver l'ancien nazi qui a assassiné leurs familles à Auschwitz. Rescapés du camp tous les deux, ils sont les seuls à pouvoir le reconnaître. Zev s'échappe et part à sa recherche à travers les États-Unis.

Bruno Ganz et Christopher Plummer
 
Le film et le visage de Christopher Plummer sont comme indissociables, et l'on doit pouvoir décrypter Remember en parcourant la démarche vacillante et les traits usés de ce vieil homme hagard et sénile qui voit peu à peu sa mémoire le quitter et dont les souvenirs de la guerre semblent s'être distordus. La chasse aux nazis a donné lieu à des dizaines de films dont certains mémorables (Marathon Man ou Ces garçons qui venaient du brésil). Atom Egoyan lui confère un caractère presque dérisoire car son protagoniste semble bien incapable d'accomplir un tel forfait. Muni d'un révolver et de la lettre d'instructions de Max, il part à la rencontre de coupables potentiels mais se trompe plus d'une fois. Le réalisateur n'est pas très inspiré dans ces moments où l'emphase et le ridicule ne sont jamais très loin, notamment quand Zev se retrouve devant un ancien déporté.

La mise en scène très empesée du cinéaste dépasse l'entendement lorsque Christopher Plummer tombe sur un policier qui n'est autre que le fils d'un nazi convaincu (joué par l'acteur de Breaking Bad, Dean Norris). S'ensuit une scène invraisemblable, à la limite du grotesque, où les personnages contemplent la collection personnelle du paternel à la gloire du IIIème Reich. Pourtant, le minutieux travail sur les décors, proche des toiles d'Edward Hooper, et les réminiscences du passé nazi (la sirène hurlante, le chien qui aboie), interpellent. 

Le twist final, qu'il saurait vraiment coupable de révéler, remet soudain le film en perspective et nous interroge : faut-il croire à son propre mensonge au point de l'avoir chassé de sa mémoire ? Le Remember du titre prend un autre sens et le film devient très ambigu. Mais il ne s'agit pas simplement d'une astuce scénaristique, il est aussi question pour Egoyan d'explorer une mémoire collective prise d'amnésie. Et même s'il le fait avec de gros sabots, le résultat, vénéneux et troublant, ne laisse pas de marbre. 

Antoine Jullien

Canada / Allemagne - 1h34
Réalisation : Atom Egoyan - Scénario : Benjamin August
Avec : Christopher Plummer (Zev Guttman), Martin Landau (Max Rosenbaum), Dean Norris (John Kurlander), Bruno Ganz (Rudy Kurlander).  

Disponible en DVD chez ARP Sélection

vendredi 25 mars 2016

Tim Burton et ses enfants particuliers

 
Doit-on croire encore en Tim Burton ? L'interrogation est rude mais légitime tant le cinéaste nous déçoit depuis plusieurs années. Prisonnier d'un univers autrefois si riche, il ne fait plus que reproduire un style qui s'est boursouflé avec le temps. Son fidèle acolyte, Johnny Depp, est lui aussi devenu une caricature grimaçante et gesticulante, bien éloignée de la poésie morbide d'Edward aux Mains d'argent ou Sleepy Hollow

Alors pourquoi reprendre espoir ? Parce que Tim Burton reste un conteur hors-pair et que son immense talent n'a pas pu s'évaporer entièrement. On pensait que ce réveil d'inspiration allait se produire avec Big Eyes qui marquait un véritable virage pour le réalisateur. Las, ce biopic bourré de chromos nous a laissé un goût amer. 

Miss Peregrine et les enfants particuliers, son dix-huitième long métrage, est l’adaptation du roman fantastique de Ransom Riggs qui fut un énorme succès de librairie en 2011. Soit l'histoire de Jacob qui découvre à la mort de son grand-père les indices d'un monde mystérieux qui va le mener dans un lieu magique : la maison de Miss Peregrine pour enfants particuliers. Après leur collaboration sur Dark Shadows, le cinéaste confie le rôle titre à la sépulcrale Eva Green. Un choix qui s'annonce particulièrement audacieux de même que les premières images de la bande annonce qui laissent présager d'une ambiance étrange et insolite. Le cinéaste reviendra-t-il dans la cour des grands ? Réponse le 5 octobre prochain. 


mercredi 23 mars 2016

Interview de Thomas Lilti et Marianne Denicourt pour Médecin de campagne


Deux ans après le succès d'Hippocrate, chronique très réussie de deux internes en médecine confrontés à la hiérarchisation de l’hôpital, le réalisateur Thomas Lilti quitte les couloirs de l'institution pour raconter l'histoire d'un médecin de campagne campé par un excellent François Cluzet. Atteint d'une tumeur, il va devoir être secondé dans sa tâche par une ancienne infirmière devenue médecin à son tour. Une adaptation difficile en même temps que le début d'une discrète histoire d'amour. 

On retrouve dans Médecin de campagne les mêmes qualités de justesse et de sens du romanesque alliées à un fort sentiment de réalité. Médecin de formation, Thomas Lilti évoque un monde qu'il connaît très bien, pointant à nouveau les dysfonctionnements de sa profession, en particulier le problème des déserts médicaux, et jette un regard bienveillant sur une ruralité souvent désertée par le cinéma français. 

François Cluzet et Marianne Denicourt
 
Mais cet aspect engagé est cette fois au second plan, le réalisateur privilégiant la générosité et l'abnégation de ses protagonistes, à commencer par Marianne Denicourt qui incarne un très beau personnage de médecin opiniâtre. On notera une fois encore le sens du casting du réalisateur où chaque rôle, même le plus mince, a son importance.

Nous sommes allés à la rencontre de Thomas Lilti et Marianne Denicourt qui reviennent avec nous sur cette aventure pleine d'humanité. 

Antoine Jullien

France - 1h42
Réalisation : Thomas Lilti - Scénario : Thomas Lilti et Baya Kasmi
Avec : François Cluzet (Jean-Pierre Werner), Marianne Denicourt (Nathalie Delezia), Isabelle Sadoyan (Mère de Werner), Patrick Descamps (Maroini). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Le Pacte

lundi 21 mars 2016

Midnight Special


En l'espace de trois films acclamés (Shotgun Stories, Take Shelter, Mud), Jeff Nichols est devenu l’icône d'un cinéma américain farouchement indépendant. Obsédé par les relations filiales, amoureux des grands espaces du sud des États-Unis et influencé par l’œuvre de Terrence Malick, il s'est construit une filmographie assez admirable. Il est d'ailleurs frappant de constater la grande fébrilité entourant la sortie de Midnight Special. Annoncé de longue date, le film marque deux étapes majeures pour Jeff Nichols : le grand plongeon au sein d'un studio (la Warner) et un changement de registre radical (la science-fiction). Mais le cinéaste se considère avant tout comme un auteur et il n'était pas question pour lui de céder un pouce de terrain à sa liberté créative et à son désir profond d'aller contre les canons du genre.

Fuyant les fanatiques religieux et les forces de police, Roy (Michael Shannon), père de famille et son fils Alton (Jaeden Lieberher), se retrouvent les proies d'une chasse à l'homme à travers tout le pays, mobilisant même les plus hautes instances du gouvernement fédéral. Mais quel est le mystérieux pouvoir d'Alton ? 

Michael Shannon et Jaeden Lieberher

Dès la séquence d'ouverture où deux hommes retiennent un petit garçon, on est baigné dans une  quotidienne étrangeté. La manière dont Jeff Nichols filme l'americana avec ses motels et ses routes dégage une profonde authenticité, accentuée par son souci constant de tourner dans des décors réels. Et la façon qu'il a de déstabiliser le spectateur, lui faisant croire qu'un duo de kidnappeurs est en réalité deux hommes qui tentent de protéger un enfant d'une menace invisible, est une nouvelle fois la preuve de son talent de cinéaste. Malgré le genre nouveau qu'il explore, Jeff Nichols convoque encore la famille, ici aux prises avec un être que l'on imagine surnaturel. Il nous raconte la quête absolue d'un père pour son fils, rejoint ensuite par sa mère persuadée qu'il n'a peut-être plus sa place parmi eux. La famille, la valeur refuge supposée qu'il faudrait fuir ? Décidément, Jeff Nichols aime bousculer les conventions. 

Adam Driver

En tournant Midnight Special, il fait directement référence au cinéma de Steven Spielberg et John Carpenter. Mais ce n'est pas rendre service au cinéaste que de convoquer ces idoles car le merveilleux spielbergien de Rencontres du troisième type ou le romantisme naïf et désenchanté de Starman sont ici absents. Il est intéressant de comparer le film de Carpenter à celui de Nichols tant les similitudes sont nombreuses : un road-movie, un personnage de scientifique opposé à son gouvernement, un pouvoir extraterrestre. Mais à la différence de Carpenter, Nichols crée un scénario terriblement nébuleux où les personnages semblent n'être que des incantations. A l'image de celui interprété par Adam Driver à qui on demande : "Vous ne comprenez vraiment rien à ce qui se passe, hein ?" Nichols non seulement n'explicite rien mais ne donne pas le début d'une réponse, considérant que "ce n'est pas parce que le spectateur veut savoir qu'il doit savoir." Un mystère séduisant savamment entretenu qui finit par se retourner contre son auteur.

Car il serait malhonnête de parler d'absence de réponses audacieuse en n'évoquant pas le très problématique retournement de situation final qui, et ce n'est pas faire injure au cinéaste, est d'une accablante banalité, à la fois narrative et visuelle. Le mystère alors s'évanouit pour un propos beaucoup plus explicatif et  prévisible. Starman n'est toujours pas loin mais là où Carpenter signait une fin émouvante, Nichols échoue à nous toucher malgré ce beau dernier plan lancé par Michael Shannon, son acteur fétiche. A la différence de son aîné qui ne cherchait jamais à se croire supérieur au genre auquel il appartenait, Nichols, lui, est tombé dans ce piège. En dépit de tous ceux qui veulent le fantasmer, Midnight Special n'est donc pas le chef d’œuvre tant désiré.

Antoine Jullien

Etats-Unis - 1h50
Réalisation et Scénario : Jeff Nichols
Avec : Michael Shannon (Roy), Joel Edgerton (Lucas), Jaeden Lieberher (Alton), Kirsten Dunst (Sarah), Adam Driver (Sevier).

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Warner

vendredi 18 mars 2016

Interview de Frank Pavich pour la sortie de Jodorowsky's Dune


"Le plus grand film de science fiction JAMAIS réalisé." Une accroche à prendre au pied de la lettre car le Dune voulu, rêvé, imaginé par Alejandro Jodorowsky n'a jamais vu le jour. Une histoire de cinéma incroyable et fascinante racontée dans un passionnant documentaire, Jodorowsky's Dune, réalisé par Frank Pavich. 

En 1974, le producteur Michel Seydoux propose au réalisateur chilien Alejandro Jodorowsky, devenu un cinéaste culte depuis El Topo et La Montagne Sacrée, une adaptation du livre de Frank Erbert, Dune. Jodorowsky accepte et se lance dans une odyssée créative exceptionnelle. S'entourant des meilleurs dessinateurs et illustrateurs d'alors (Moebius, Chris Foss, Giger, le futur créateur d'Alien), il établit un livre de 3000 pages entièrement storyboardé afin de convaincre les studios hollywoodiens de le suivre dans l'aventure. Frileux à l'idée de s'engager dans un long métrage à 15 millions de dollars (une somme énorme pour l'époque), et surtout de travailler avec l'excentrique et incontrôlable Jodorowsky, ils refusent le projet mais ce fameux livre deviendra une référence incontournable et par la suite une source d'inspiration de nombreux grands films de science-fiction (Star Wars, Blade Runner, Matrix...).


Nourri de témoignages de tous ceux qui ont vécu de près ou de loin cette entreprise, le documentaire nous apprend mille et une anecdotes, de la composition du casting dément envisagé par Jodorowsky où l'on retrouvait pêle-mêle David Carradine en Leto Atréides, Orson Welles en Baron Harkonnen, Mick Jagger en Feyd-Rautha et Salvador Dali en Empereur Shaddam IV exigeant d'être payé 100 000 dollars la minute, à l'ambition visuelle démesurée du cinéaste qui imaginait le plan d'ouverture comme le plan séquence le plus long de l'histoire du cinéma, en passant par la musique signée Pink Floyd et Magma.

Dune deviendra bien un film dix plus tard, réalisé par David Lynch et qui a de nombreux détracteurs dont Jodorowsky lui-même qui s'était réjoui de son échec artistique et financier. Qu'en aurait-il été de l’œuvre du cinéaste chilien ? Nul ne le saura jamais mais ce documentaire laisse entrevoir un film prophétique et démiurgique dans lequel Jodorowsky voulait "ouvrir les esprits et créer quelque chose de sacré, de libre, avec une vision unique". Et qui devait durer 18h !

Nous avons rencontré Frank Pavich qui revient longuement avec nous sur les innombrables pépites de cet envoûtant fantasme de cinéphile. 

Antoine Jullien

Etats-Unis - 1h30
Réalisation : Frank Pavich 
Avec : Alejandro Jodorowsky, Brontis Jodorowsky, Michel Seydoux, Chris Foss, Dianne O'Bannon, H.R. Giger, Jean-Paul Gibon.


mercredi 16 mars 2016

Les Ogres


Après son premier long métrage, Qu'un seul tienne et les autres suivront, qui laissait déjà augurer de belles promesses, la réalisatrice Léa Fehner monte d'un cran avec Les Ogres qui s'inspire très directement de l'histoire de sa famille. Soit une troupe de théâtre itinérant qui sillonne les routes de France. Grâce à cette cohorte de personnalités brindezingues, elle réalise une farandole joyeuse et grave, drôle et triste, riche d'une matière humaine qu'elle dévore avec un appétit de filmer très communicatif.

Ils ont mangé du théâtre et des kilomètres, apportant au public du rêve et du désordre. Ils sont une troupe soudée malgré les vicissitudes de chacun. Mais l'arrivée imminente d'un bébé et le retour d'une ancienne amante vont raviver des blessures que l'on croyait oubliées. 


Qu'il est compliqué de filmer un groupe ! Léa Fehner réussit superbement ce tour de force, donnant une place à chacun d'entre eux, avec une fougue et une tonicité enivrantes. Une troupe si vivante qu'on voudrait suivre instantanément même si on ne partage pas forcément leur douce folie. Car les personnages sont tous joyeusement fêlés, inconséquents et violents parfois, amoureux aussi, et qui partagent une envie commune, celle de donner au public le temps de s'évader. La réalisatrice le capte dès la séquence d'ouverture où la caméra se glisse dans les coulisses pour mieux nous faire profiter de la scène. Jusqu'à l'accident qui va chambouler ce petit monde. 

Adèle Haenel et Marc Barbé

Malgré sa profusion de protagonistes et d'intrigues, Léa Fehner ne se laisse jamais déborder par l'ampleur de son sujet. Elle aime tant filmer cette troupe de saltimbanques nourrie d'excès et de passions. Ici, les sentiments ne sont ni feutrés ni dissimulés, ils vous explosent à la figure comme des grenades dégoupillées et cette tension est le véritable moteur du film. Que ce soit lors d'une bataille de couscous qui dégénère ou du passage d'un troupeau de vaches envahissant, elle est toujours là et maintient l'attention du spectateur malgré les 2h23 de projection. La réalisatrice aurait certes pu éviter d'étirer certaines séquences mais la cohésion de son film en aurait souffert. 

Elle sait diriger sa propre famille (François et Inès Fehner, eux-mêmes issus du théâtre itinérant), entourée d'un groupe d'acteurs exceptionnels, de Marc Barbé à Adèle Haenel en passant par Lola Duenas. Leurs éclats de voix agitent le film mais soudain le silence se fait dans une chambre de maternité. Une séquence magnifique, pudique, presque secrète, qui fête encore et toujours la vie. Des personnages, "des ouvriers de joie" comme ils se définissent, qui, malgré les épreuves, ont l'énergie de les dépasser par le rire et la danse. Une flamboyante célébration du spectacle des êtres menée tambour-battant. 

Antoine Jullien

France - 2h23
Réalisation : Léa Fehner - Scénario : Léa Fehner et Catherine Paillé
Avec : Marc Barbé (M Deloyal), Adèle Haenel (Mona), François Fehner (François), Inès Fehner (Inès), Lola Duenas (Lola). 


Disponible en DVD chez Pyramide Vidéo.

dimanche 13 mars 2016

Moonwalkers

 
Et si l'homme n'avait jamais marché sur la lune ? Cette idée saugrenue a donné lieu à de nombreuses théories du complot qui pullulent depuis des décennies. Un documentaire de William Karel, Objectif Lune, nous a même fait croire que le grand Stanley Kubrick avait été chargé par le gouvernement américain de tourner un faux alunissage dans le plus grand secret. Pour son premier long métrage, le réalisateur Antoine Bardou-Jacquet, connu jusqu'à présent pour ses publicités, reprend l'idée à son compte avec un manque d'esprit de sérieux jouissif et revigorant. 

Nous sommes en juillet 1969. L'homme s'apprête à poser le premier pas sur la Lune. Tom Kidman (Ron Perlman), l'un des meilleurs agents de la CIA de retour du Vietnam, est envoyé à Londres pour rencontrer Stanley Kubrick afin de le convaincre de filmer un faux alunissage au cas où la mission Apollo 11 échouerait. Croyant tombé sur le manager de Kubrick, Kidman lui confie une mallette de billets afin qu'il puisse mettre en œuvre cette étonnante commande. Sauf que sans le savoir, il vient de donner tout cet argent au manager raté d'un groupe de rock hippie (Rupert Grint). 

Ron Perman et Rupert Grint

Moonwalkers nous procure une intense jubilation qui s'accroit au fur et mesure d'une intrigue contrariée par les hallucinogènes. Antoine Bardou-Jacquet recrée l'ambiance psychédélique propre aux sixties avec une ferveur communicative et une surprenante violence graphique. Le soin méticuleux apporté à la récréation de l'époque témoigne d'un véritable savoir faire qui n'est jamais clinquant ou ostentatoire, loin d'une esthétique publicitaire qu'on aurait pu redouter. Et le fantôme de Kubrick plane sur le film comme une ombre bienveillante qui verrait d'un bon œil les emprunts successifs à ses musiques de films les plus célèbres.

Ron Perman et Rupert Grint composent un duo d'antagonistes qui fonctionne à merveille, le premier étant bien servi par un personnage de colosse traumatisé par les fantômes du Vietnam qui va découvrir tardivement les joies du LSD et les envies libertaires de la nouvelle génération. Autour d'eux, on retrouve une galerie de personnages particulièrement gratinée, du cinéaste bedonnant qui aime se filmer rebondissant pendant des heures au faux Kubrick en permanence défoncé. Sous ses airs de comédie fun et décomplexée, Moonwalkers réveille une période où la liberté de créer semblait sans limite. Une illusion sans doute, comme le trip délirant vécu par Ron Perlman, mais grâce à l'entreprise facétieuse menée par ces deux énergumènes, on aura eu envie d'y croire. Le temps d'un film. 

Antoine Jullien

France / Grande-Bretagne - 1h37
Réalisation : Antoine Bardou-Jacquet - Scénario : Dean Craig 
Avec : Ron Perlman (Tom Kidman), Rupert Grint (Jonny), Robert Sheehan (Leon), Eric Lampaert (Glen).

Disponible en DVD et Blu-Ray chez ESC Editions

mercredi 9 mars 2016

Room

 
Brie Larson. Une comédienne encore peu connue qui vient de remporter l'Oscar de la meilleure actrice à seulement 26 ans. Découverte à la télévision puis dans The Spectacular Now et States of Grace, elle est la force d'incarnation de Room, l’adaptation du roman d'Emma Donoghue qui s'inspire de plusieurs faits divers ayant défrayé la chronique. Un virage à 180 degrés pour le réalisateur Lenny Abrahamson après la comédie musicalo existentielle Frank. S'il réussit un huis clos étouffant, il échoue au milieu du gué dans une deuxième partie libératrice moins convaincante. 

Jack, 5 ans, vit seul avec sa mère dans une chambre où ils sont retenus prisonniers. Elle lui apprend  à jouer, à rire et à comprendre le monde extérieur. Par amour pour son fils, elle va tout risquer pour qu'ils s'échappent. Mais la liberté aura un prix. 

Jacob Tremblay et Brie Larson

Durant sa première heure, Room est un film tendu et maîtrisé. Lenny Abrahamson nous raconte cette histoire à travers les yeux de Jack. La caméra nous fait découvrir progressivement une terrifiante réalité que la mère tente d'altérer en lui donnant du sens. Jack n'a aucune idée du dehors et ce sentiment d'univers parallèle baigné d'illusion est très pertinent. L'indéfectible lien qui unit ces deux êtres est renforcé par l'interprétation de Brie Larson, dénuée de toute sensiblerie, et de l'étonnant Jacob Tremblay. Avec ses cheveux longs et sa frêle silhouette, le jeune acteur dégage une rare intensité. La fuite de Jack, le moment où il affronte pour la première fois l'extérieur, est un climax particulièrement haletant.

Une fois la mère et le fils libérés de leur bourreau, le film devient soudain plus démonstratif. La difficile (ré)adaptation au monde réel donne lieu à des scènes moins inspirées dans lesquelles Lenny Abrahamson peine à donner de la densité. Et il finit par sombrer dans le mélo larmoyant lors d'une réconciliation filiale trop convenue. Une fausse note rassurante alors que le réalisateur avait su habilement traiter de l'enfermement. Un film coupé en deux qui n'a pas su opérer la bonne césure. 

Antoine Jullien

Irlande / Canada - 1h58
Réalisation : Lenny Abrahamson - Scénario : Emma Donoghue d'après son roman
Avec : Brie Larson (Mamam), Jacob Tremblay (Jack), Joan Allen (Nancy), Tom McCamus (Leo).

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Universal

dimanche 6 mars 2016

Belgica


A la manière de. C'est exactement l'impression qui nous gagne à la sortie de la projection de Belgica. Non pas que Felix Von Groeningen soit dénué de talent. Le réalisateur flamand nous avait séduit avec Alabama Monroe, un mélo original et sensible qui révélait une actrice détonante, Verlee Bettens. Le réalisateur s'inspire cette fois de ses souvenirs, ceux de l'époque du Charlatan, un bar enfiévré de Gand où vécut Groeningen de nombreuses années. Le Charlatan s'est transformé en Belgica, lieu de bruit et de fureur qui aurait du nous emporter au-delà du raisonnable. Et pourtant, la fête nous aura rarement parue aussi vaine. 

Joe et Frank sont deux frères très différents. Le premier, célibataire et passionné de musique, vient d'ouvrir son propre bar, le Belgica. Le second, père de famille à la vie rangée et sans surprise, propose à Jo de le rejoindre pour l'aider à faire tourner son bar. Sous l'impulsion de ce duo de choc, le Belgica devient en quelques semaines un endroit incontournable. 


La musique, signée Soulwax, est le cœur battant d'un film qui se veut électrique et endiablé. Les scènes de fête sont légion et les groupes qui se produisent sur scène, inventés par Stephen et David Dewaele, chavirent nos sens par intermittence. Mais savoir filmer l'ivresse de la fête est une chose, la faire vivre au spectateur en est une autre. Et malgré l'application évidente dont fait preuve le réalisateur qui a voulu "faire partager ce mélange étrange d'euphorie, d'excitation de la vie nocturne, ce désir de liberté et ce sentiment d'anti-establishment", on reste toujours le spectateur lointain de ce lieu de perdition. 

Felix Von Groeningen veut mettre ses pas dans ceux du grand cinéma américain qui n'a pas son pareil pour raconter les coulisses du show business et les destinées fracassées sur l'autel des égos démesurés. Il aurait donc fallu des personnages à la hauteur, or ceux que nous propose le cinéaste, entourés d'une déplaisante misogynie, ne sont pas des plus intéressants. Si le jeune frère, avec son œil fermé, possède un certain charme, le second, sorte de caricature de beauf noyé sous la biture et les accès de violence, nous donne envie de fuir. Et le scénario, terriblement prévisible, enchaînant tous les passages obligés, ne fait pas non plus dans la finesse, à l'image de l’antagonisme primaire de ses protagonistes. Une aussi bonne musique méritait décidément mieux que cet étalage de vulgarité satisfaite. 

Antoine Jullien

Belgique / France / Pays-Bas - 2h07
Réalisation : Felix Von Groeningen - Scénario : Arne Sierens et Felix Van Groeningen
Avec : Tom Vermeir (Frank), Stef Aerts (Jo), Hélène Devos (Marieke), Charlotte Vandermeersch (Isabelle). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez France Télévisions Distribution.

mercredi 2 mars 2016

Saint Amour

L'ivresse au bout du chemin. En conviant Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde à un périple viticole à travers les routes de France, Benoît Delépine et Gustave Kervern s'attendaient à un voyage hautement alcoolisé. Le spectateur pouvait aussi avoir une crainte légitime, celle de voir deux comédiens en roue libre s'égarer dans des personnages de pochetrons. Mais le tandem iconoclaste à qui l'on doit Mammuth et Le Grand Soir ne s'en est pas laissé compté pour autant, gardant vaille que vaille le cap d'un récit en zigzag, bifurquant d'un côté puis de l'autre, donnant à l'ensemble une allure de film à sketchs savoureux mais inégal.

Tous les ans, Bruno (Benoît Poelvoorde) fait la route des vins... au salon de l'Agriculture. Mais cette année, son père (Gérard Depardieu) a décidé sur un coup de tête de l'emmener faire une vraie route des vins afin de se rapprocher de lui. Ils ne trinqueront pas tous seuls, accompagnés de Mike (Vincent Lacoste), leur chauffeur de taxi embarqué à l'improviste dans cette tournée à hauts risques entre belles cuvées et femmes rencontrées au cours de leur pérégrination.

Gérard Depardieu et Benoît Poelvoorde

Le tournage au salon de l'Agriculture fut "très rock'n'roll" selon les réalisateurs, les obligeant à tourner en caméra cachée avec deux acteurs que chacun reconnaissait au premier coup d’œil, à voir le nombre de personnes que l'on aperçoit en arrière plan en train de les photographier. Delépine et Kervern ne sont d'ailleurs pas très à l'aise avec ce décor et le début du film, trop flottant, s'en ressent. Une fois le périple entamé, les réalisateurs retrouvent leur verve et on est à nouveau prêts à les suivre. De plus, ils ont eu la bonne idée d'associer Depardieu et Poelvoorde à Vincent Lacoste qui arrive aisément à trouver sa place au milieu de ce duo infernal. 

Benoît Poelvoorde, Vincent Lacoste et Gérard Depardieu

Pourtant, le chemin est plus cabossé qu'à l'accoutumée et les séquences inutiles ou ratées sont nombreuses, des apparitions un peu pathétiques d'Izïa Higelin et Ovidie en passant par la grotesque séquence avec Anna Girardot. On avait aussi connu les cinéastes plus scrupuleux en termes de mise en scène, laissant aller leur caméra au gré des étapes successives. L'image est pour une fois assez laide, ressemblant aux reportages de l'émission Striptease

Mais les deux larrons font mouche à plus d'une reprise, comme lors d'une scène très drôle avec Michel Houellebecq qui devait à l'origine interpréter le chauffeur de taxi et qui se contente ici d'une mémorable apparition. L'intense complicité qui unit Poelvoorde et Depardieu, que rien ne semble pouvoir arrêter, est assez réjouissante, donnant lieu à quelques moments tendres, notamment lors d'une belle scène avec Andréa Ferréol (clin d’œil évident à La Grande Bouffe). Et tant pis si le final écolo célébrant les joies de la nature semble un peu forcé, sans doute sincère mais maladroit. Bien qu'il ne soit pas aussi gouleyant que Mammuth qui était plus charpenté et meilleur en bouche, ce Saint Amour se déguste plaisamment. Avec modération.

Antoine Jullien

France - 1h42
Réalisation et Scénario : Benoît Delépine et Gustave Kervern
Avec : Gérard Depardieu (Jean), Benoît Poelvoorde (Bruno), Vincent Lacoste (Mike), Céline Sallette (Vénus). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Le Pacte