mardi 30 août 2011

La piel que habito


Un grand cinéaste est dans le questionnement de son oeuvre et la perpétuelle envie de renouvellement. Lors du dernier festival de Cannes, qu'une partie du public ait été déconcertée par La piel que habito est bien la preuve que Pedro Almodovar ne veut pas s'asseoir sur ses lauriers et souhaite proposer une autre voie, quitte à dérouter. En adaptant le roman de Thierry Jonquet, Mygale, le cinéaste emprunte plus que jamais les voies hitchcockiennes tout en rendant hommage aux Yeux sans visage de Georges Franju.

Depuis que sa femme a été victime de brûlures dans un accident de la route, le docteur Robert Ledgard, éminent chirurgien esthétique, se consacre à la création d'une nouvelle peau. Pour la tester, il séquestre une mystérieuse femme cobaye sous l'oeil inquiétant de la mère du médecin, Marilia...

Elena Anaya et Antonio Banderas

La séquence d'ouverture est l'une des plus étranges qu'il nous ait été donné de voir : dans une maison située dans la ville de Tolède, une femme à une fenêtre fait du yoga pendant qu'une autre prépare un repas et envoie le plateau à l'étage supérieur. Arrive un troisième personnage, un chirurgien. Entre ces trois protagonistes, il semble qu'il n'y ait aucune tension, à la stupéfaction du spectateur. Cette absence de tension va se poursuivre dans les scènes suivantes où l'on ne voit pas bien où le cinéaste veut nous emmener. Jusqu'à l'apparition d'un grotesque homme tigre qui va faire basculer la narration.

La maîtrise ahurissante du cinéaste prend alors une dimension nouvelle. Sans dévoiler le coup de théâtre qui amène le film vers des perspectives inédites, on peut raisonnablement dire qu'Almodovar n'est jamais allé aussi loin. Si La Mauvaise éducation était empreint d'une profonde noirceur et d'un étonnant scénario gigogne, il dépeignait une certaine humanité qui est absente de cette Piel que habito. Almodovar a voulu réaliser un grand film d'horreur sans hurlements ni goutte de sang. Avec une rigueur clinique, il dissèque la perversité d'un cerveau coupable d'actes abominables que tout semble légitimer. Le cinéaste dévoile alors le thème central du film, l'abus de pouvoir, qui prend des tours aussi inattendus que terrifiants.

Pedro Almodovar et Antonio Banderas

Magnifié par la flamboyante musique d'Alberto Iglesias, le film nous raconte également une histoire de désir. Il se rapproche en cela de Vertigo dans la volonté du personnage de recréer l'être aimé. Mais sa monstruosité, incarnée avec une glaçante distance par Antonio Banderas qui a bien fait de retrouver le cinéaste ibérique, empêche toute empathie, à contrario des oeuvres précédentes d'Almodovar. Mais ce qui subjugue le plus est le talent inouï du cinéaste à entrelacer ces récits qui sont autant de vérités que de souvenirs et les faire se confronter aussi fortement. Le spectateur va de surprise en surprise, prend un malin plaisir à être désarçonné de la sorte jusqu'au final, intriguant lui aussi. Si la présence de l'art a encore une place de choix avec les oeuvres désarticulées de Louise Bourgeois, c'est qu'il devient le seul moyen à la femme cobaye de survivre, comme le Café Müller de Pina Bausch dans Parle avec elle était l'unique manière de réunir les deux hommes amoureux de la même femme.

Porté par son talent plastique inaltérable qui lui permet d'utiliser les écrans vidéos comme personne, à la fois métaphore de l'obsession de contrôle et vecteur narratif, Pedro Almodovar vient d'ajouter un nouveau sommet à son oeuvre immense. Un film dont les abîmes de noirceur n'ont pas fini de nous donner le vertige. 

Antoine Jullien 


DVD et Blu-Ray disponibles chez Pathé Vidéo. 

Melancholia


La mélancolie érigée en forme suprême de l'art. Lars Von Trier n'est pas le premier à nous faire cette proposition, d'autres avant lui (peintres, écrivains, cinéastes) s'en sont emparés. Mais on n'attendait pas l'incorrigible danois sur ces terres très éloignées de sa provocation coutumière. C'est sans doute pourquoi on lui décerne des louanges aujourd'hui, nombreux sont ceux qui y voient le grand film de la maturité. Pourtant, le réalisateur semble apporter peu de crédit à son film, le jugeant, selon ses propres mots, "terne". Et si les deux parties avaient raison ? 

La planète Melancholia s'approche dangereusement de la terre. Loin de se douter du péril qui les menacent, Justine (Kirsten Dunst, prix d'interprétation au festival de Cannes) et son mari fêtent leur mariage dans une immense propriété appartenant au beau-frère de la mariée (Kiefer Sutherland). Mais au milieu des convives et de sa soeur (Charlotte Gainsbourg), organisatrice en chef de la cérémonie, Justine semble de plus en étrangère à l'évènement jusqu'à voir la soirée se déliter. Quelques mois plus tard, on la retrouve dans un état de dépression avancée, trouvant refuge chez sa soeur. Alors que Melancholia semble inexorablement englober la terre, les deux femmes se préparent à la fin du monde... 


Les premières images de Melancholia sont, il est vrai, d'une puissance visuelle sidérante. Filmés comme dans des tableaux, les protagonistes sont figés dans un espace-temps indéfini, prisonniers d'une apocalypse à venir. L'impact de ce prologue pèsera lourdement sur le spectateur averti de la fin prochaine. Dans sa première partie, intitulée Justine, Lars Von Trier retrouve le style brut du dogme avec cette caméra à l'épaule qui bouge sans cesse, captant les fêlures de Justine, les mesquineries de sa mère (cruelle Charlotte Rampling), l'insouciance pathétique du père (John Hurt). Ce sombre tableau familial captive immédiatement, le cinéaste montrant savamment le désastre intime de Justine. Le décor a aussi son importance, sa platitude étant comme le symbole d'une échappée illusoire. 

Kirsten Dunst et Charlotte Gainsbourg 

Puis vient la seconde partie, Claire, qui s'intéresse cette fois au personnage de Charlotte Gainsbourg, la soeur aimante et raisonnée. La caméra se repose alors, laissant les personnages attendre la venue de Melancholia, avec crainte pour Claire, avec une nonchalante passivité pour Justine. Entre deux séquences dépressives, les deux soeurs font des ballades à cheval et Lars Von Trier utilise sa science de la mise en scène pour rendre ces instants brumeux d'une beauté à couper le souffle. 

Sur la musique de Tristan et Iseult de Wagner que le cinéaste utilise a maintes reprises, la fin du monde vient enfin. Le réalisateur prône alors la victoire de la dépression sur un monde vain et vil. Ce nihilisme assumé, qui parcourt toute l'oeuvre du cinéaste, trouve ici son point d'achèvement. Malgré la splendeur indéniable de cette apocalypse, filmée avec une contemplative sérénité, elle ne doit cependant pas faire oublier le fond. Soit deux soeurs que le cinéaste détruit corps et bien. Antichrist posait déjà un réel problème quand au regard plus qu'ambigu posé par le cinéaste sur les femmes, mais là, et l'apparente douceur finale ne doit pas nous endormir, Lars Von Trier continue sa croisade contre elles qui ne semblent bonnes qu'à attendre passivement la fin du monde. Outre ce point de vue hautement discutable (et quelques pénibles longueurs), que nous dit le cinéaste sur la mélancolie ? Il n'est pas certain qu'une deuxième vision nous apporte un début de réponse à un film beau mais vain, lui aussi. 

Antoine Jullien



DVD et Blu-Ray disponibles chez Potemkine Films.