Le sort que l'on réserve aux grands cinéastes est souvent injuste. Ils se doivent de réaliser à chaque fois un plus grand film que le précédent. Martin Scorsese a déjà à son actif quelques monuments supposés insurmontables. Quand on a déjà tout prouvé, tout connu, les vertiges du succès comme les abîmes de l'échec, les honneurs à répétition, un prestige considérable, comment est-ce possible de surprendre, d'étonner, de dérouter ? Le cinéaste s'est toujours juré de bâtir une oeuvre personnelle au sein des studios. Une ambition que très peu ont réussi à accomplir. Mais un jour, le système vous rattrape et vous submerge. Scorsese en fait les frais, pour notre plus grand malheur.
Shutter Island est l'adaptation d'un best-seller de Dennis Lehane, auteur déjà porté à l'écran par Clint Eastwood dans Mystic River. En 1954, sur une île protégée, un jeune marshal (Leonardo DiCaprio) et son coéquipier (Mark Ruffalo) enquêtent sur la mystérieuse disparition d'une jeune fille dans un hôpital psychiatrique où sont enfermés de dangereux criminels. Le directeur de l'établissement, les médecins et les gardiens ne semblent pas dire la vérité en cachant aux policiers d'étranges expériences. Le voyage au bout de l'enfer peut commencer...
Le pitch est alléchant et laisse supposer une ambiance glauque et poisseuse à souhait. Scorsese s'est inspiré du cinéma poético-horrifique des années 40. On pense aux films de Jacques Tourneur mais surtout à l'anxiogène Shock Corridor de Samuel Fuller dans lequel un journaliste, en quête d'un reportage à sensation sur les asiles, se faisait passer pour fou avant de le devenir à son tour. Au début, le cinéaste entretient un malaise palpable où les faux semblants règnent et la folie contagieuse. Mais dès qu'il se met à explorer la blessure du jeune marshal, on se montre dubitatif. L'aspect ouvertement fantastique des rêves, même s'il rappelle le Shining de Kubrick, ne convainc pas. Et lorsque le cinéaste filme l'holocauste pour bien nous montrer l'insondable traumatisme de son héros, on frôle le mauvais goût et l'imagerie pompière que l'on ne pardonnerait certainement pas venant d'un faiseur hollywoodien.
Ben Kingsley, Leonardio DiCaprio, Martin Scorsese et Mark Ruffalo
L'intrigue se délite, s'embourbe dans des flashs back répétitifs, des frissons attendus, des fausses pistes anodines. L'intérêt décroît et le grand film sur la folie s'éloigne à vue d'oeil. Alors Scorsese nous sort un lapin de son chapeau. Et quel lapin ! LE twist spectaculaire censé tout remettre en perspective. On ne le dévoilera pas afin de ne pas gâcher le plaisir (ou déplaisir) du spectateur. Apparemment fidèle au roman, ce retournement de situation, aussi invraisemblable que fumeux, relève presque de la malhonnêteté intellectuelle. Comment croire à ce que l'on nous raconte ? C'est toute la question que pose la film et à laquelle Scorsese répond de la pire des manières. Dans ce fatras, la mise en scène n'arrange rien, alourdissant et surlignant ce qui aurait mérité un minimum de sobriété. Les acteurs ne sont pas en cause et DiCaprio est une fois de plus remarquable bien que le comédien semble être devenu le cadeau empoisonné du cinéaste qui ne peut plus monter un projet sans sa vedette principale.
En réalité, que cherche à faire Martin Scorsese ? Voilà la question qui nous taraude tant. Comment un tel cinéaste peut-il se compromettre à ce point ? A vouloir à tout prix faire un coup ? Son précédent film était déjà un remake. Le cinéaste est en train de perdre son âme au coeur d'un système qui l'a dépossédé de toute inspiration et de toute ambition personnelle. Travis Bickle, ange exterminateur au crâne rasé dans Taxi Driver, Jake La Motta exhumant son envie de gloire dans Raging Bull, Henry Hill nous avouant dès sa première apparition son rêve de gangster dans Les Affranchis et le regard éperdument fasciné d'Ace Rothstein devant la beauté fulgurante de Ginger dans Casino, autant d'images inoubliables et de chef d'oeuvres qui ont porté le cinéma américain au sommet et que l'on doit à Martin Scorsese. Que cet homme là devienne un banal réalisateur de studios, on se sent soudain orphelin. Comme une époque définitivement révolue.
Antoine Jullien
Antoine Jullien
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RépondreSupprimerJe suis bouche bée devant le commentaire le plus cinglant et acerbe que j'aie jamais lu sur le blog!
Je ne sais si c'est mérité, mais connaissant l'auteur de l'article, je me dis qu'on n'est qu'à quelques nuances près de la vérité.
Dommage pour Scorsese...
Steady as she goes!
Salut,
RépondreSupprimerAlors moi j’ai été partagé pour film. J’ai trouvé l’ambiance bien rendue, grâce notamment à un di caprio excellent. On se retrouve assez vite dans un univers kafkaien plein de paranoïa et de schyzophrénie et on se demande si on ne va pas basculer dans un univers style David Lynch en n’ayant rien compris au film. Heureusement la fin vertigineuse nous laisse bouche bée et nous réveille d’une grande claque.
Une grande claque pour nous réveiller car il est vrai que plusieurs fois je me suis demandé où Scorsese voulait nous emmener, avec ses flash back et ses cauchemars, pas très convaincants, visant à nous faire comprendre le traumatisme de Di Caprio alors que son jeu d’acteur névrosé suffit amplement à nous faire comprendre ses blessures antérieures. Je me rends compte que j’ai apprécié ce film seulement grâce à la fin qui explique tout. En y réfléchissant, les trois quarts du film sortent de l’imagination du héros et je trouve ça un peu dommage, en temps que spectateur on se sent un peu floué. Autant dans des thrillers tels « Usuals suspects » ou « fight club », on pouvait vivre tout le film intensément sans que ce ne soit que la fin qui fasse tout le film autant dans « Shutter Island », il y a quelques moments de lassitudes car on ne sait plus très bien où on en est.