mercredi 27 octobre 2010

Biutiful

Alejandro Gonzalez Inarritu est devenu une cible sur laquelle certains aiment décocher leurs plus vilaines flèches. Victime de procès d'intention répétés pour sa prétendue lourdeur, le cinéaste mexicain ne s'est pas fait que des amis depuis l'enthousiasme qu'il avait suscité à la sortie d'Amours Chiennes, son premier long métrage. Avec Biutiful, le réalisateur de Babel et 21 grammes ne risque pas de prêcher les sceptiques. Tout ce qui fait le style Inarritu est sur l'écran mais sans son scénariste habituel, Guillermo Arriaga. 

Depuis ses débuts, le cinéaste mexicain veut donner au spectateur des nouvelles d'un monde qui ne tourne pas rond. Mais au lieu de fragmenter son histoire aux quatre coins de la planète, il fait reposer l'essentiel de son récit sur les épaules d'un homme, Uxbal, incarné magistralement par Javier Bardem, Prix d'interprétation à Cannes. Un personnage peu enclin à la sympathie, exploitant des clandestins pour subvenir aux besoins de sa famille, profitant sans cynisme de la misère humaine qui grouille autour de lui. Inarritu situe son protagoniste dans une ville incertaine, une mégalopole indéfinie jusqu'à ce qu'il glisse un plan furtif de la Sagrada Familia. Le cinéaste filme alors Barcelone à rebours des clichés communs véhiculés par le cinéma. C'est un univers souterrain qu'il dépeint, sale, désespéré dans lequel Uxbal est autant un coupable qu'une victime. Bon père, devant lutter contre sa femme "bipolaire", il tente de joindre les deux bouts. Jusqu'à ce que la maladie le rattrape... 

Alejandro Gonzalez Inarritu et Javier Bardem

Il faut vraiment être de mauvaise foi pour ne pas reconnaître au cinéaste son talent d'embarquer le spectateur. Sa caméra déambule dans les rues, s'infiltre dans les ateliers des sans-papiers, capte les déchirements d'un couple et filme fébrilement une prise de sang qui révèle habilement le passé d'Uxbal. Le cinéaste est au plus près de l'humain et de ses douleurs, abyssales. On pourrait lui reprocher de surcharger une barque déjà pleine, toutes les souffrances s'accumulant les unes aux autres. Mais la densité de sa mise en scène éblouit une fois encore car elle n'est pas dans le dolorisme compassionnel. 

Javier Bardem est le corps et l'âme du film. Sans livrer de performance, le comédien ibérique laisse sa présence imprégner durablement la pellicule. Confronté à la mort, l'acteur est bel et bien en osmose avec son metteur en scène, incarnant cet instant avec retenue et sobriété. Cependant, une réserve se met à poindre. Pourquoi Inarritu est-t-il tombé dans le piège de la mort rédemptrice ? La répétition finale de l'image de la neige immaculée ne conclue-t-elle pas à une trop évidente fin libératrice  ? Et en finissant par se focaliser sur son protagoniste tout entier, le cinéaste, malgré une intrigue secondaire guère intéressante, semble oublier les victimes collatérales de son histoire. Inarritu n'en demeure pas moins un cinéaste qui compte et dont l'oeuvre s'élargit d'année en année. En déplaise aux pisses-froid soi-disants éclairés. 

Antoine Jullien


Les petits mouchoirs

Ils sont beaux, jeunes, aisés et vont, malgré un évènement dramatique, passer deux semaines de vacances au Cap Ferret. A mesure que les jours défilent, les petites rancoeurs et lâchetés se font jour. "Un film de potes" dixit la promotion du film. "Très personnel" selon son réalisateur Guillaume Canet. La recette est éprouvée mais tous les ingrédients semblent réunis pour que cela fonctionne. Et pourtant.

On ne peut pas nier les qualités réelles de fabrication dont Canet fait preuve une nouvelle fois. Malgré sa durée excessive (2h35), il arrive à maintenir presque constamment l'intérêt du spectateur grâce à un dosage bien équilibré entre instants d'humour et plages d'émotions. Il sait également parfaitement filmer un groupe et créer une harmonie entre eux. Enfin, comme dans Ne le dis a personne, il montre un art du casting certain, offrant à ses acteurs des rôles taillés sur mesure sans qu'aucun ne prenne la couverture à lui. Malin, il donne même au comédien français le plus aimé du moment un personnage fantomatique mais omniprésent dans l'histoire. Ces qualités accumulées, le film dégage-t-il de l'empathie ?


Les petits mouchoirs ne peut pas être considéré comme un film générationnel tant la génération dont il est question semble éloignée des réalités concrètes. Sans problèmes apparents à l'exception de leurs névroses du quotidien, les personnages naviguent dans un océan de petites choses sans importance. Pas vraiment sympathiques, obnubilés par leur nombril, aveugles au monde qui les entoure, ils forment un vase clos que Guillaume Canet a l'air de bien connaître. Et bien qu'il veuille montrer leurs travers et leur égoïsme, le réalisateur se prend les pieds dans le tapis avec une fin lacrymale surchargée de pathos. En l'espace de quinze minutes, il aligne tous les clichés possibles alors qu'il avait su plutôt adroitement les éviter jusqu'ici.

Le troisième long métrage du réalisateur pose le même problème que les deux précédents : son absence d'âme. Devenu un enfant (trop ?) gâté du cinéma français, Canet s'offre des jouets luxueux dont ils profitent pleinement mais qui ne stimulent aucun élan créatif. Malgré son ambition affichée, il reste l'auteur d'un cinéma efficace qui ne laisse pas de traces et qu'on oublie très vite. C'est déjà cela me direz-vous. Mais avec un zeste de modestie supplémentaire, s'il vous plaît !

Antoine Jullien

mercredi 20 octobre 2010

Illégal

Tania, qui élève seule son fils de quatorze ans, vit sans papiers en Belgique. Un jour, elle est arrêtée et placée dans un centre de rétention. Elle fera tout pour retrouver son fils mais n'échappera pas aux menaces d'expulsion. 

Un sujet comme celui-là peut conduire à tous les débordements. Le manichéisme et le pathos ne sont jamais loin. Le réalisateur Olivier Masset-Depasse s'est intéressé aux conditions des étrangers reconduits dans leur pays au moment où il apprenait qu'il existait un centre de rétention à quelques kilomètres de chez lui. Préférant la fiction au documentaire, il a opté pour un traitement réaliste et cru de la situation, filmant caméra à l'épaule sa compagne et actrice Anne Coesens qui a dû apprendre le russe pour l'occasion. Il souhaitait avant tout  "montrer tout ce que nous faisons endurer aux étrangers pour qu'ils rentrent chez eux". 

Anne Coesens

Le film nous montre en effet une réalité choquante et inhumaine. Le cinéaste décrit surtout la perversité du système qui pousse les sans-papiers, à force de torture psychologique et physique, à retourner dans leur pays qu'ils ne veulent retrouver à aucun prix.  Illégal, malgré son titre en forme de couperet, n'est pourtant pas un film désespéré. La détermination de Tania porte le long métrage d'une rage qui s'avèrera payante. Un espoir à relativiser toutefois tant le calvaire du personnage devient insupportable pour le spectateur.  

Quelques clichés ternissent un peu la dernière partie où l'on sent le réalisateur contraint de terminer son film par des conventions dramatiques convenues. Mais la caractérisation des protagonistes, ni héros ni salauds, et la justesse de l'ensemble sont impressionnants. Un profond sentiment de malaise et de révolte se diffuse progressivement. Quelque soit notre opinion politique, on ne peut pas rester insensible. Et même si le sort des sans papiers est infiniment complexe et ne peut souffrir d'aucun raccourci simplificateur, le film a le mérite de rendre le spectateur responsable et averti. Il ne pourra plus dire qu'il ne savait pas.

Antoine Jullien

mardi 19 octobre 2010

The Social Network

Un jeune homme discute avec sa copine. La conversation devient très vite un ping-pong verbal où les arguments des deux camps s'affrontent. La copine finit par le quitter. Le jeune homme décide alors de se venger en publiant des informations privées sur le site internet de son campus. Voilà comment a débuté la création du plus grand réseau social en activité, Facebook. 

Le jeune homme en question, un "nerd" comme le dit sa copine, est Mark Zuckerberg. L'homme qui pèse aujourd'hui plus de six milliards de dollars devient l'inattendu anti-héros du huitième long métrage de David Fincher. Avec l'aide du scénariste Aaron Sorkin à qui l'on doit la série A la Maison Blanche, il prouve une nouvelle fois ce que le cinéma américain peut produire de mieux, à savoir l'association parfaite entre deux grands artistes aussi talentueux dans leur spécialité au service d'une histoire foisonnante et romanesque. 

Car The Social Network est un film passionnant. Fincher et Sorkin ont eu l'intelligence de construire l'intrigue en flashback où l'on découvre la gestation de Facebook à travers les témoignages des anciens camarades de Zuckerberg qui lui intentèrent un procès. Bien que le long métrage soit basé sur une enquête solidement documentée de Ben Mezrich "The Accidental Billionaires", l'histoire vraie importe finalement peu, Fincher réussissant l'exploit, grâce à une réalisation d'une précision d'orfèvre et des dialogues brillants, à nous faire comprendre les codes d'un monde qui nous est étranger. Chaque séquence serait à étudier tant l'art de la mise en scène et du montage se combinent de manière admirable. Le cinéaste ne relâche jamais la tension qui monte crescendo au fur et à mesure que l'histoire apporte son lots de trahisons et de coups bas. Les jeunes interprètent n'y sont pas étrangers et le débit robotique de Jesse Eisenberg fascine autant que la fausse décontraction branchée de Justin Timberlake irrite. 

Justin Timberlake et Jesse Eisenberg

A un seul moment toutefois, Fincher se permet un vrai tour de force, une course d'avirons qui est déjà un morceau d'anthologie. Ce moment détaché du film, comme une pause au milieu des joutes oratoires, est, par sa virtuosité visuelle et sa musique électrisante, digne de Stanley Kubrick

En glissant sa caméra dans les couloirs d'Harvard, filmant la jeunesse dorée américaine dans sa tranquillité feinte, le réalisateur décrit un monde en train de s'éteindre et un autre en train de naître. Le poids des institutions et des traditions se voit brutalement ringardisé par le génie de Zuckerberg. Ni une charge au vitriol ni une dithyrambe, le film s'attache à montrer un garçon en marge, blessé de ne pas être accepté parmi l'élite et incapable de la moindre relation humaine. Un être peu aimable à l'image d'une success story qui n'a rien de glorieuse. Et même si Fincher ne pointe pas les dangers de sa créature, il arrive à donner une vraie dimension à son créateur. La dernière image, amère, pathétique, le montrant seul face à son écran d'ordinateur, à la recherche d'un ami malgré ses cinq cent millions virtuels, est le symbole de notre époque, confuse et inconséquente.

Antoine Jullien

mercredi 13 octobre 2010

Une question de réputation

VOUS ALLEZ RENCONTRER UN BEL ET SOMBRE INCONNU / ELLE S'APPELAIT SARAH


Deux réalisateurs aux réputations diamétralement opposées nous reviennent cette semaine. Vous allez rencontrer un bel et sombre inconnu est le quarantième long métrage de Woody Allen. Le prolixe réalisateur pose à nouveau sa caméra à Londres pour conter les destinées de plusieurs personnages à la recherche du sens de la vie. Un homme qui ne supporte plus de vieillir va convoler aux bras d'une bimbo décervelée laissant sa pauvre femme désespérée accroc à l'hypnose, une jeune femme au mariage contrarié tombe sous le charme de son patron, le mari de la femme en question, un écrivain raté, noie sa frustration en séduisant sa voisine. Une galerie de personnages que Woody Allen peint avec détachement et ironie, sans se bercer d'illusions sur la condition humaine. "Nous sommes des médiocres", semble dire le cinéaste, et nos vies insignifiantes ne méritent même pas de fin. 

Un Woody mineur ? Cette expression galvaudée ne veut plus dire grand chose car elle ressort chaque année. Mais il est certain que le cinéaste s'est montré plus en forme que dans ce film routinier, plutôt amusant mais très paresseux. Le talent du cinéaste reste évidemment intact et le début du film suffit à nous en convaincre, passant d'un personnage à l'autre avec une facilité déconcertante en utilisant discrètement le plan séquence pour laisser vivre ses acteurs, une fois de plus excellents. 

Certaines intrigues sont plus réussies que d'autres mais aucune ne paraît vraiment aboutie. La critique du spiritisme n'intéresse pas le cinéaste qui s'en sert uniquement à des fins comiques un peu usées. La chaude photographie sépia dans laquelle il enrobe ses personnages est trompeuse car sous le vernis mondain se dévoile nos propres inconséquences. Mais le fait qu'il laisse leurs histoires en jachère montre aussi la limite de l'exercice, le cinéaste s'en désintéressant soudain comme si tout cela n'avait aucune importance. Peut-être est-ce la morale du film.



A l'inverse de Woody Allen, Gilles Paquet-Brenner n'a pas exactement la carte. Piètre réalisateur jusqu'ici (Gomez et Tavares a laissé des traces indélébiles !), il revient de manière inattendue avec l'adaptation du best-seller de Tatiana de Rosnay, Elle s'appelait Sarah. Lors d'une enquête sur la rafle du Vel d'Hiv, Julia Jarmond, une journaliste américaine, découvre que l'appartement où elle s'apprête à vivre avec son mari avait appartenu pendant la guerre à une famille juive. Seule la petite Sarah avait pu échapper à la déportation. La journaliste va tout faire pour retrouver sa trace et lier son destin à celui de la jeune fille. 

A l'inverse de La Rafle, gros succès lacrymal de l'année, Gilles Paquet-Brenner a eu la bonne idée de traiter son histoire avec sobriété et retenue. Enchevêtrant deux époques, il parvient à tisser une intrigue prenante où la découverte du passé va mener la journaliste à faire des choix qui ne seront pas sans conséquence. La rafle du Vel d'Hiv est évoquée justement, sans surdramatisation, le réalisateur parvenant, en un long travelling aérien sur les déportés, à donner la pleine mesure de l'horreur de l'évènement. 

Par sa sensibilité et son intelligence de jeu, Kristin Scott Thomas est la belle âme de ce film populaire au sens noble du terme. La jeune Mélusine Mayance apporte une innocence touchante et son évasion demeura comme l'un des plus beaux moments du film. Le réalisateur saura garder le mystère de Sarah, énigmatique image perdue au milieu de l'océan. Une vraie surprise de la part d'un réalisateur dont on ne misait plus rien. Toute rédemption est possible.

Antoine Jullien

Les Amours Imaginaires

Avoir 21 ans et signer déjà son deuxième long métrage. Le prodige québécois Xavier Dolan n'en finit plus d'intriguer et d'agacer. Son talent est d'une insolente jeunesse et son inventivité n'est en rien un effet de mode. Ce jeune garçon, après J'ai tué ma mère, confirme une patte très personnelle dans un univers cinématographique truffé de références à Wong Kar-Wai, Almodovar, Gus Van Sant et la Nouvelle Vague. 

L'acteur-réalisateur-scénariste-producteur-créateur de costumes a souhaité revisiter l'éternel triangle amoureux : deux personnes amoureuses du même homme. Sauf qu'il s'agit ici d'un homme et d'une femme. Dès les premières minutes, les corps des protagonistes au ralenti déambulent élégamment dans les rues de Montréal sur la chanson Bang Bang de Dalida. La mise en scène très maniériste de Dolan va se répéter tout au long du film mais sa signification va, elle, varier du tout au tout. 

Pendant une bonne moitié du métrage, on est bluffé par la maîtrise formelle du garçon mais aussi vaguement irrité par ses poses d'auteur qui ne semblent être, à cet instant, qu'un écran de fumée. Mais ce qu'il dit de la croyance sincère et véritable du sentiment amoureux va contredire cette impression première et nous amener à suivre les atermoiements du coeur de ses personnages avec un intérêt grandissant. Car Xavier Dolan ne fait jamais preuve de cynisme, il raconte dans toute sa complexité la rivalité du jeune homme et de la femme, ivres de désir pour leur ami à la gueule d'ange qui recèle pourtant une part d'ambiguité : est-il un bon camarade ou un amant manipulateur ? 

Xavier Dolan

Pour aérer cette délicate partition, Dolan filme des jeunes gens, face caméra, narrant leurs échecs amoureux. Désarmants de sincérité et portés par une langue québécoise haut en couleurs, ils nous disent la douleur de ne pas être aimé. A cet amer constat renvoie la très belle scène de confession du jeune homme à son ami qui lui répond par cette phrase lapidaire : "Mais comment as-tu pu penser que j'étais homosexuel ?" 

Grâce à la présence de comédiens remarquables, à commencer par la saisissante Monia Chokri, Xavier Dolan nous transporte dans cette atmosphère faussement douce en redéfinissant un genre que le cinéma français est aujourd'hui bien incapable de transcender. Malgré quelques scories et effets dispensables pointant par endroit un trop grand narcissisme, il confirme qu'il faudra d'ores et n'avant compter avec lui.

Antoine Jullien


mardi 5 octobre 2010

Hitchcock contre Wall Street

DOUBLE TAKE / WALL STREET : L'ARGENT NE DORT JAMAIS


Hitchcock face à son double. Tel est le parti-pris saugrenu proposé par le documentariste belge Johan Grimonprez. A travers un montage pertinent d'images d'archives, le réalisateur propose une réflexion sur le pouvoir de l'image en montrant comment la télévision s'est infiltrée dans les foyers afin de manipuler les masses. Relier cette thématique à Hitchcock est astucieux car le cinéaste a toujours pris un malin plaisir à se jouer du spectateur. La schizophrénie du bonhomme est éloquente au regard de son rapport entre le cinéma et la télévision. Il va en effet connaître la célébrité grâce à la série "Alfred Hitchcock présente" dans laquelle il apparaissait à chaque début et à chaque fin d'épisode. Et il avait bien perçu l'avènement de ce nouveau média en choisissant de tourner Psychose avec une équipe de télévision. 

Pour renforcer son sujet, Johan Grimonprez a filmé le sosie officiel d'Hitchcock depuis vingt-cinq ans, Ron Burrage. Ancien liftier de l'hôtel Clardige à Londres où Hitchcock était logé quand il travaillait sur un projet de films sur les camps de concentration, puis au Savoy où se trouvait le restaurant favori du cinéaste, la vie de Burrage est intiment liée au cinéma. Dans Double Take, ses apparitions, inégales, sont mis en parallèle avec l'image du réalisateur des Oiseaux. Grâce aux empreints musicaux de Bernard Hermman, Grimonprez créé un duel à distance que conclue le cinéaste par cette prédiction : "Si vous ne tuez pas votre double, c'est lui qui vous tuera". Ce procédé original permet surtout de revoir des images d'Hitchcock oubliés ou inédites qui témoignent de la volonté du cinéaste à se mettre en scène en donnant une image d'amuseur public bien éloignée de la profondeur de ses oeuvres. 

Grimonprez évoque aussi la guerre froide grâce à un débat télévisé surréaliste entre Richard Nixon, alors vice-président des USA, et Nikita Khrouchtchev. Une étonnante complicité semble unir les deux hommes, ce qui fait dire à Grimomprez que la guerre froide n'était qu'un leurre pour amadouer les foules. Une théorie qui a ses limites et finit par lasser à force de spots publicitaires et d'extraits répétitifs. Mais il faut saluer la démarche du cinéaste qui ose un film expérimental que tout hitchockien dans l'âme se doit d'aller voir.



Crise financière, subprimes, Lehman Brothers... ces mots résonnent encore fortement dans nos oreilles. En pleine tourmente, Oliver Stone a voulu de nouveau s'attaquer aux requins de Wall Street, vingt trois ans après le premier volet. Pas par volonté d'expliquer ou de dénoncer mais bien par pur opportunisme. Il y a longtemps déjà, le cinéaste filmait des sujets polémiques en les prenant à bras le corps. Même s'il avait la main lourde, la démonstration s'avérait efficace. Depuis plusieurs films, le réalisateur semble à la remorque du succès, ne reculant plus devant la propagande (cf. son film sur le 11 septembre World Trade Center). 

Autant le premier opus était méchant et cynique, autant cette suite paraît lénifiante et amidonnée. Le cinéaste ne s'intéresse pas au monde financier et réduit son intrigue à une banale histoire de vengeance dans laquelle les protagonistes sont réduits aux plus simples stéréotypes. Heureusement, il n'a pas totalement perdu la main et arrive à maintenir son film à un degré de divertissement honorable. Mais on reste stupéfait devant une telle paresse filmique et surtout consterné au regard des effets de mise en scène datant d'un autre âge, une époque où les splits-screen étaient monnaie courante et les travelings sur New York une marque de fabrique. 

Et Gordon Gekko dans tout cela ? Morale hollywoodienne oblige, le personnage s'est adoucit car huit années passées en prison, ça fait réfléchir ! Mais le filou n'a rien perdu de son charme et de son humour et c'est bien là le seul vrai plaisir coupable : revoir Michael Douglas enfiler le costume trois pièces du trader qui a fait sa gloire (à son grand étonnement d'ailleurs !). Le charisme magnétique du comédien y est pour beaucoup et l'on espère le retrouver dans cette même forme prochainement. Autrement, si vous voulez vraiment comprendre le dérèglement mondial actuel, allez plutôt voir le très bon documentaire de Jean-Stéphane Bron, Cleveland contre Wall Street, déjà évoqué dans ces colonnes.

Antoine Jullien



Amore

Milan sous la neige. Une grande demeure de la bourgeoisie italienne. Une réception est donnée en l'honneur du patriarche qui doit nommer son successeur à la tête de l'entreprise familiale. Dans quelle époque se trouve-t-on ? De nos jours. Voilà l'une des nombreuses bizarreries d'un film hors du temps, flamboyant et baroque. Le cinéma italien en plein renaissance.

Luca Guadagnino n'a pas choisi la facilité. Pour raconter le destin d'une femme prisonnière de sa condition, victime d'une prison dorée dans laquelle elle étouffe, le cinéaste use de tous les artifices cinématographiques avec une aisance presque déstabilisante. Il faut regarder de près la première séquence pour percevoir l'extrême singularité du projet. Le repas familial est filmé comme une réunion fantomatique où les êtres, statufiés par leur condition sociale, déambulent dans cette immense propriété, regards et convenances de rigueur. Le cinéma nous l'a déjà montré et cependant l'ambiance unique imprégnée par la caméra de Guadagnino place le spectateur dans un état de fascination immédiate. A la vue de ces images intemporelles, il est difficile de ne pas penser au grand cinéma italien de jadis, et à Visconti en particulier. Mais le réalisateur va constamment malmener sa tragédie opératique aux tonalités contrariées.

Sans trop dévoiler l'intrigue, la femme, russe d'origine et parlant italien (et jouée par une comédienne britannique, encore une étrangeté !) va redécouvrir les pulsations de son corps qui s'étaient endormies depuis trop longtemps. Le sujet semble rebattu mais Guadagnino joue sur les sensations physiques du personnage à travers sa mise en scène qui nous fait bien ressentir son trouble, un plat d'écrevisses se transformant soudain en un déluge de sens. De même que les échappées bucoliques sont sans cesse magnifiées par le travail de la caméra qui capte à merveille les bruits et les odeurs enivrants de la nature, témoins d'une idylle irrémédiable.

Tilda Swinton

Sur une partition au lyrisme saccadé du compositeur John Adams, le cinéaste ne recule pas devant la grandiloquence et l'outrance.  Et lorsque l'on frôle l'overdose, il décompose brutalement le visage de son actrice qui se présente à nous, nue, dépouillée de tous ses artifices. La séquence finale est d'une tension insoupçonnée et le caractère tragique de l'entreprise explose alors.

Face à tant de films sages et sans idées, voir un cinéaste tout entreprendre, au mépris des modes, est réjouissant. Mais la réussite ne serait pas totale sans l'âme et le coeur du film, Tilda Swinton. Ayant souvent trainé son allure singulière dans des oeuvres hétéroclites, l'actrice éclate de sensualité et d'intensité. D'une élégance folle, elle laisse libre cours à ses envies en incarnant une femme à la révolte tranquille qui va se révéler à elle-même. Et malgré un coup de théâtre un peu facile dans la dernière partie, elle acceptera de tout perdre. "Amore" plus que tout. Dieu que ce film fait du bien !

Antoine Jullien