lundi 29 février 2016

Interview de Patrice Leconte - 2ème partie


 
Suite et fin de l'interview que nous a accordé le réalisateur Patrice Leconte. Il évoque ici ses méthodes de travail peu conventionnelles et son rapport à l'image et aux nouvelles technologies.

- Mon Cinématographe : Le scénario de Ridicule a été écrit par Rémi Waterhouse. A partir de ce film, la plupart des scénarios que vous tournerez ne seront pas de vous, une pratique plutôt inhabituelle en France. 

Patrice Leconte : Avant la Nouvelle Vague, les cinéastes dont on aimait les films et dont on aime encore les films n'écrivaient pas systématiquement leurs scripts et ils n'étaient pas considérés pour autant comme des tâcherons. Et puis est arrivé la Nouvelle Vague qui a imposé le fait qu'un cinéaste se doit d'écrire lui-même ses propres films. Je trouve que ce n'est pas un service à rendre au cinéma car les réalisateurs doués ne sont pas forcément de bons scénaristes. Et l'inverse est aussi vrai. Ce sont deux métiers différents et complémentaires. Quand j'ai eu entre les mains le scénario de Ridicule, c'était le premier script qui ne venait pas de moi que je trouvais formidable, dans lequel je me retrouvais complètement, qui résonnait en moi. C'était la première fois que je tournais un film que je n'avais pas écrit. Cela m'a poussé à être attentif à des films dont je n'étais pas directement l'auteur.

- Vous avez la particularité de cadrer vos films. En quoi est-ce un apport indispensable à votre mise en scène ? 

J'ai exaucé ce vœu sur le tournage de Tandem. C'était la première que je cadrais un des mes films. Il ne s'agissait pas de faire la lumière mais tenir la caméra, filmer moi-même. Et je n'ai plus jamais abandonné cette façon de faire. Le jour où je n'aurais plus la force ou la santé pour cadrer mes films, j'arrêterai de faire du cinéma parce que cela fait partie intégrante de la mise en scène. Le cinéma est une affaire de regard qui passe par le cadre. Et si je délègue le cadre, c'est comme si je prêtais mon œil à quelqu'un d'autre. Je ne peux pas l'envisager. Et avec les comédiens, cela procure une complicité, une intimité voire une sensualité parfois qui est quelque chose d’irremplaçable. Je ne comprends pas pourquoi si peu de réalisateurs cadrent leurs films. Enfin, chacun voit midi à sa porte !

Patrice Leconte avec Vanessa Paradis, tenant la caméra sur le tournage de La Fille sur le Pont


- A l'instar de Tim Burton, certains cinéastes ont une patte visuelle immédiatement reconnaissable. Vous avez œuvré dans presque tous les genres. Comment reconnaît-on cependant un film de Patrice Leconte ?

Ce n'est pas à moi de répondre à cette question car je n'en sais rien. Il y a en effet quelques cinéastes qu'on identifie par leur style. Bergman, Fellini, Tim Burton, Orson Welles et quelques autres. Mais c'est rarissime. Avoir réalisé toute ma vie des films aussi différents des uns des autres n'a sans doute pas aidé à la reconnaissance de mes films. Mais franchement, ça m'est égal. On dit souvent que les grands cinéastes creusent tout au long de leur carrière le même sillon. Et bien je ne serai pas un grand cinéaste et je m'en fiche parce que ça ne m'intéresse pas d'être un grand cinéaste. Ce qui m'intéresse, c'est d'entreprendre des films qui me plaisent.

- Comment vous situez-vous par rapport aux nouvelles technologies ? Êtes-vous un nostalgique de la pellicule comme Tarantino ou au contraire êtes-vous sensible aux outils numériques ?

On ne peut pas mener éternellement un combat d'arrière garde. C'est soit crétin soit snob comme dans le cas de Tarantino ou dans celui de Xavier Dolan qui tourne son film dans le format 1.33 à la manière des frères Lumière. Personnellement, je trouve ça complètement con ! Ne pas vivre avec son temps, ne pas tourner en numérique, refuser le Cinémascope... Qu'est-ce que vous penseriez d'un type qui vous dit : " L'ordinateur, pourquoi faire ? Des E-mails ? Non, je vais envoyer mes lettres par la poste !" Vous diriez que c'est un réac rétrograde qui ne vit pas avec son époque. L'art se doit d'accompagner l'évolution de la technologie. Et c'est particulièrement vrai avec le cinéma qui passe nécessairement par une filière technologique. Je suis ravi d'utiliser le numérique et les toutes les possibilités qu'il offre, pouvoir monter en virtuel avec ma monteuse.

Dogora, le premier film de Patrice Leconte tourné en numérique


- La nouvelle génération a un accès immédiat à l'image et aux caméras. Ils ne deviendront pas pour autant tous des cinéastes. Qu'est-ce qui fait alors, selon vous, un cinéaste ?

Il est vrai qu'il est plus facile aujourd’hui qu'autrefois de s'exprimer par l'image. Je vais prendre une comparaison très simple. Quand on écrivait avec des stylos bille Bic, on pouvait être un grand écrivain. A partir du moment où les ordinateurs et le traitement de texte ont vu le jour, un tas de gens se sont pris pour des écrivains simplement parce que les pages qu'ils écrivaient sortaient proprement de leur imprimante. Mais ce n'est pas parce qu'une page sort proprement de l'imprimante que vous êtes Patrick Modiano ! Vous êtes un écrivain parce que vous savez écrire, que ce soit avec un Bic ou un clavier. Et vous êtes un cinéaste parce que vous savez filmer, que vous avez un œil, une personnalité. Et peu importe que vous vous exprimiez avec une grosse caméra 35 ou avec un Iphone. La facilité que l'on a désormais à fabriquer des images ne transforme pas tout le monde en Orson Welles.

- S'il n'y avait qu'une seule réplique à retenir de l'un de vos films, laquelle serait-elle ?

Ce serait dans La fille sur le Pont. Quand Daniel Auteuil et Vanessa Paradis se séparent. Ils sont sur le bateau, elle s'en va. Elle est un peu embarrassée de le quitter et lui demande : "Qu'est-ce qu'on fait, on s'embrasse, on se sert la main ?" Et il lui répond :"On s'oublie".  

Propos recueillis par Antoine Jullien

La 1ère partie de l'interview est à retrouver ICI.  
 







Filmographie sélective : 

1974 : Les vécés étaient fermés de l'intérieur
1978 : Les Bronzés
1979 : Les Bronzés font du ski
1981 : Viens chez moi, j'habite chez une copine
1985 : Les Spécialistes
1987 : Tandem
1989 : Monsieur Hire
1990 : Le Mari de la coiffeuse
1996 : Les Grands Ducs / Ridicule
1998 : 1 chance sur 2
1999 : La Fille sur le Pont 
2000 : La veuve de Saint-Pierre
2002 : L'Homme du train
2004 : Confidences trop intimes / Dogora
2006 : Les Bronzés 3 / Mon Meilleur Ami
2012 : Le Magasin des suicides
2014 : Une Promesse / Une heure de tranquillité 

Interview de Patrice Leconte - 1ère partie

 
A l'occasion du dernier festival du cinéma européen en Essonne, Patrice Leconte nous a accordé une interview dans laquelle il revient sur son métier de cinéaste et les films importants de sa carrière. 

Après des débuts compliqués sur le tournage des Vécés étaient fermés de l'intérieur, son premier long métrage sorti en 1974, où les relations avec Jean Rochefort ne furent pas au beau fixe, il connaît le succès grâce aux Bronzés. En 1987, il change de registre grâce à Tandem dans lequel il retrouve Jean Rochefort qui deviendra l'un de ses comédiens fétiches.

Il triomphe en 1996 avec Ridicule qui fait l'ouverture du festival de Cannes et remporte 4 Césars dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur. 

Ridicule, un des plus beaux succès de Patrice Leconte

L'échec commercial d'1 chance sur 2 avec Jean-Paul Belmondo et Alain Delon le laisse sonné mais il retrouve l'inspiration en tournant La Fille sur le Pont un an plus tard, l'un de ses meilleurs films et la plus belle partition à ce jour de Vanessa Paradis. 

La suite est moins heureuse, alternant films de commande (Les Bronzés 3, Une heure de tranquillité) et projets plus risqués (le film d'animation Le Magasin des Suicides).

Dans cette première partie, il évoque sa satisfaction sur Tandem et les difficultés grandissantes à entreprendre des films forts et originaux, loin du formatage télévisuel de plus en plus envahissant. 

Cette interview a été réalisée le 13 novembre 2015 autour de 22h. Elle garde donc une résonance particulière.

Antoine Jullien



La deuxième partie de l'interview est à retrouver ICI.

vendredi 26 février 2016

L'hécatombe avant les prix

La planète cinéma est en deuil. Presque chaque jour depuis le début de l'année 2016. Une hécatombe qui frappe les acteurs et les cinéastes à un rythme infernal. Ainsi, Michel Galabru, David Bowie, Alan Rickman, Ettore Scola, Jacques Rivette, Andrzej Zulawski, Valérie Guignabodet et François Dupeyron nous ont quitté en l'espace de quelques semaines. Sans oublier deux illustres directeurs de la photographie, le hongrois Vilmos Zsigmond, l'un des fers de lance du Nouvel Hollywood qui a éclairé un nombre conséquent de grands films (Délivrance, Voyage au bout de l'enfer, La Porte du paradis) et le britannique Douglas Slocombe, mort à 103 ans, connu pour la saga Indiana Jones. Afin de ne pas les oublier, et à quelques heures des Césars et des Oscars, voici un retour non exhaustif sur l’œuvre de trois d'entre eux.

François Dupeyron

On l'a appris hier, François Dupeyron est décédé à l'âge de 65 ans. Un franc tireur dans le cinéma français, souvent à la marge, qui se plaignait d'ailleurs, lors de la sortie de son ultime long métrage, le très beau et âpre Mon âme par toi guérie, des difficultés de plus en plus grandes qu'il devait surmonter pour monter ses films. Un réalisateur qui a démarré sa carrière en dirigeant deux monstres sacrés, Deneuve et Depardieu, dans Drôle d'endroit pour une rencontre qui fut un succès en 1988. Par la suite, il connaît diverses fortunes (Un cœur qui bat, La Machine) avant La Chambre des Officiers en 2001, récit fort et poignant des gueules cassées durant la Grande Guerre. Présenté en compétition au festival de Cannes, le film est également distingué aux Césars de même que Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran en 2003, adapté de la pièce d'Eric-Emmanuel Schmidt, qui vaut à Omar Sharif la statuette du meilleur acteur. François Dupeyron remplaça également Claude Berri sur le tournage de son dernier film, Trésor, et fut le scénariste de Nicole Garcia pour Le Fils Préféré. Une personnalité singulière dont la profonde sensibilité a irrigué toute l’œuvre. 

 

Andrzej Zulawski
 
A l'instar de Roman Polanski et Jerzy Skolimowski, Andrzej Zulawski a fait partie de cette brillante génération de cinéastes polonais qui a bousculé les convenances cinématographiques. Né à Lvov en 1940, le réalisateur subit les horreurs de la guerre avant que son père, délégué à l'Unesco, le fasse venir en France à plusieurs reprises. Ses deux premiers longs métrages, Troisième partie (1971) et Le Diable (1972) sont censurés par le régime communiste polonais. Exilé en France, il marque les esprits grâce à L'Important c'est d'aimer où Romy Schneider livre l'une de ses plus bouleversantes interprétations. Le film résume bien l’œuvre du cinéaste qui aimait filmer l'amour comme un torrent de violence et d'excès. Possession avec Isabelle Adjani porte cette veine à son paroxysme, aux confins du fantastique et de l'horreur. Puis sa rencontre avec Sophie Marceau, qui devient sa femme, accouchera d'une série de films moins inoubliables (L'amour braque, Mes nuits sont plus belles que vos jours, La Fidélité). Après quinze ans d'absence, il signe en 2015 Cosmos, sous l'égide du producteur Paolo Branco. Il s'est éteint à l'âge de 75 ans. 




Ettore Scola

Ettore Scola a réalisé trois chefs d’œuvre à la suite, un fait rare pour être signalé. Entre 1974 et 1977, il sort Nous nous sommes tant aimés (1974), Affreux, sales et méchants (1976) et Une journée particulière (1977) qui lui vaudront notamment le prix de la mise en scène au festival de Cannes et l'Oscar du meilleur film étranger. Un sommet dans sa carrière qui débuta à l'orée des années 50 où il collabore aux scénarii de plusieurs films de Dino Risi dont Le Fanfaron et Les Monstres. Il signe en 1964 son premier long métrage, Parlons femmes, puis en 1970 Drame de la jalousie avec Marcello Mastroianni. Chronique désenchantée et nostalgique d'un groupe d'amis sur trente années, Nous nous sommes tant aimés connait un succès mondial. Affreux, sales et méchants deux ans plus tard fait de lui le scrutateur impitoyable des petites gens avec une férocité et un humour ravageurs. Une journée particulière marque l'aboutissement de son œuvre, un huis clos intense et magnifique au cœur de l'Italie fasciste dans lequel Sophia Loren joue une ménagère malheureuse et Mastroianni un intellectuel persécuté par le régime. Ses films suivants (La terrasse, La famille, Quelle heure est-il ?) sont plus inégaux malgré le succès du Bal en 1983 qui remporte le César du meilleur film. Son documentaire sur son ami Fellini, intitulé Qu'il est étrange de s'appeler Federico, et présenté à la Mostra de Venise en 2013, sera son dernier film. 

Antoine Jullien

mercredi 24 février 2016

The Revenant

 
Alejandro Gonzalez Iñárritu est devenu le roi d'Hollywood. Un an après son triomphe aux Oscars pour Birdman, il risque de récidiver grâce à The Revenant pour lequel il a repoussé les limites du système de production et bien failli voir son entreprise titanesque couler à pic. Un tournage de neuf mois, une explosion du budget (passant de 60 à 135 millions de dollars !) et le départ de plusieurs collaborateurs ont mis à mal une aventure hors norme réalisée dans des conditions climatiques extrêmes, avec des températures avoisinant les -30°. Le perfectionnisme aigu du réalisateur conjugué à celui de son directeur de la photographie, Emmanuel Lubezki, obligeait l'équipe à ne tourner qu'en lumière naturelle, soit seulement quelques heures par jour. Une odyssée qui n'est pas sans rappeler celles vécues en leur temps par Francis Ford Coppola sur Apocalypse Now ou Werner Herzog sur Aguire et Fitzcarraldo et qui sont depuis rentrées dans la légende. 

L'adaptation du livre de Michael Punke, lui-même inspiré de l'histoire vraie du trappeur Hugh Glass, est passée de main en main avant qu'Iñárritu ne décide de s'y atteler, offrant à Leonardo DiCaprio une performance comme il les affectionne. Et qui devrait lui valoir (enfin !) son premier Oscar.

L'action du film se situe en 1822 dans les forêts enneigées du Missouri. L'aventurier Hugh Glass s'associe avec le capitaine Andrew Henry afin de tuer des bêtes sauvages et de revendre leur peau. Lors de leur expédition, Glass est attaqué par un ours mais il en réchappe miraculeusement. Abandonné et dépouillé par deux mercenaires qui devaient veiller sur lui jusqu'à sa mort, l'homme va survivre et les traquer sans relâche.

Leonardo DiCaprio

Le travail dantesque entrepris par Iñárritu et son équipe se vérifie à chaque plan du film. D'une puissance visuelle incontestable, The Revenant nous immerge dans une nature hostile avec une force d'incarnation à nulle autre pareille. Le cinéaste veut nous faire ressentir physiquement la neige, le vent et le froid et le réalisme de sa mise en scène y parvient le plus souvent grâce à une caméra au plus près de ses acteurs. La rudesse des combats auxquels est confronté Hugh Glass, que ce soit face à un ours dans une scène qui devrait faire date par sa violence, ou devant son ennemi interprété par Tom Hardy, marque durablement nos rétines. Mais cette obsession du réalisme immersif ne finit-elle pas par desservir le film ?

Leonardo DiCaprio et Alejandro Gonzalez Iñárritu sur le tournage du film

La critique demeure une réflexion évidemment subjective mais force est de constater que l'on ne se sent pas véritablement concerné par l'histoire, admiratif devant le travail accompli sans être impliqué émotionnellement. La faute, sans doute, à un scénario assez pauvre qui met en relief certains travers du cinéaste. Ainsi, les flashbacks autour de la femme défunte de Hugh Glass alourdissent le récit, amplifié par la musique grandiloquente de Ryuichi Sakamoto, le compositeur culte de Furyo. Et la mise en scène d'Iñárritu devient répétitive car elle repose sans cesse sur le même motif, celui de la profondeur de champ. En utilisant de manière systématique la courte focale,  Iñárritu et Lubezki filment le premier plan et l'arrière plan sans qu'à aucun instant le hors-champ n'intervienne. A force de tout voir dans l'image, le film perd une part de son mystère. Et le procédé, s'écoulant sur plus de 2h30, devient un peu lassant.

Certaines coquetteries, que d'autres appelleront audaces, ne servent pas non plus le film outre mesure. Ainsi, la buée sur l'objectif ou les regards caméra lancés par Leonardo DiCaprio paraissent anecdotiques. Elles prouvent du moins l'intense présence physique de l'acteur qui est pour la première fois quasi mutique. Un rôle qu'il juge "le plus difficile de sa carrière" et qui l'a contraint à manger un poisson vivant et s'abriter dans la carcasse d'un cheval. Tous ses efforts devraient être payants, saluant un acteur qui aime plus que tout s'investir dans des projets "bigger than life" et dont la filmographie exemplaire l'illustre de la plus belle des manières. 

Malgré les réserves que l'on peut émettre, la réussite artistique et commerciale du long métrage annonce peut-être le début d'aventures cinématographiques risquées et intrépides. On a le droit d'en rêver. 

Antoine Jullien

États-Unis - 2h36
Réalisation : Alejandro Gonzalez Iñárritu - Scénario : Mark L.Smith et Alejandro Gonzalez Iñárritu d'après le livre de Michael Punke 
Avec : Leonardo DiCaprio (Hugh Glass), Tom Hardy (John Fitzgerald), Domhnall Gleeson (Capitaine Andrew Henry), Will Poulter (Bridger). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez 20th Century Fox

lundi 22 février 2016

Ave, César !

 
Une plongée dans le Hollywood des années 50 signée Joel et Ethan Coen ? On en salivait à l'avance. Les frangins allaient-ils régler le compte à l'usine à rêves ou lui rendre le plus beau des hommages ? Comme à leur habitude, les cinéastes n'en font qu'à leur tête et aucune case préétablie ne correspond à ce nouvel opus. S'inspirant plus ou moins de personnalités ayant réellement existé, ils nous proposent une comédie moins acide qu'attendue, par moments jubilatoire, parfois déroutante mais mise en scène avec une telle maestria qu'il serait vraiment regrettable de bouder son plaisir. 

Le film suit la journée folle d'Eddie Manix (Josh Brolin) qui nous entraîne dans les coulisses d'un grand studio hollywoodien, Capitol Pictures. Chargé de régler les problèmes liés aux tournages et à la fabrication des films, il doit également travestir la vérité afin de protéger la réputation de ses vedettes, à commencer par l'acteur Baird Whitloc (George Clooney), enlevé par un groupuscule d'activistes politiques qui réclame à Manix une importante rançon. 

Josh Brolin

La récréation de cet âge d'or est un pur régal et les séquences de plateau sont une véritable splendeur, qu'il s'agisse d'un numéro de claquettes impeccablement exécuté par Channing Tatum ou d'une scène de danse aquatique mettant en valeur Scarlett Johansson, ici dans les pas d'Esther Williams reprenant la chorégraphie de La Première Sirène. Un brio visuel qui n'empêche pas les Coen d'imposer leur patte inimitable lorsqu'ils se plaisent à filmer des figurants romains s'ennuyant ferme sur le tournage d'un péplum et complotant contre le pauvre Whitloc. Les réalisateurs font mouche à plus d'une reprise, particulièrement lors d'une séquence hilarante où le grand réalisateur Laurence Laurentz (Ralph Fiennes) doit diriger un jeune acteur venu tout droit du rodéo (formidable Alden Ehrenreich). S’escrimant à lui faire dire correctement une réplique, il va voir sa patience progressivement l'abandonner. 

Alden Ehrenreich et Ralph Fiennes

Les Coen convoquent tour à tour la presse à scandale (Tilda Swinton interprétant des sœurs jumelles), les communistes et les affaires de mœurs dans une intrigue qui n'a qu'un seul fil rouge, Eddie Mannix dont la vie est perpétuellement rythmée par la cadrant de sa montre. Un "fixeur" à qui l'on propose un pont d'or dans l'aviation mais qui préfèrera continuer à faire tourner l'usine à rêves. A l'instar des films qu'il produit, l'homme aime fabriquer des histoires et cette célébration de l'artisanat hollywoodien est au cœur de l’œuvre des Coen. Alors que Barton Fink était broyé par le cynisme et la cupidité de l'industrie du cinéma, les personnages d'Ave, César ! acceptent tant bien que mal ses règles impitoyables, au risque parfois d'en mourir (l’irrésistible scène avec la monteuse Frances McDormand). 

Certes, le film comprend trop de personnages, certains étant sacrifiés à l'image de Ralph Fiennes ou Jonah Hill, et se termine un peu en queue de poisson. Mais on pardonnera aux frères Coen ces faiblesses (relatives) car ils ont réussi une fois encore à nous embarquer dans leur univers où la politique et la religion n'ont jamais paru aussi indissociables. La Mecque du cinéma peut décidément accomplir des miracles.

Antoine Jullien 

États-Unis / Grande-Bretagne - 1h40 
Réalisation et Scénario : Joel et Ethan Coen 
Avec : Josh Brolin (Eddie Manix), George Clooney (Baird Whitlock), Alden Ehrenreich (Hobie Doyle), Tilda Swinton (Thora et Thessaly Thacker). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Universal Pictures

vendredi 19 février 2016

La reprise de M


Voir un grand cinéaste entreprendre le remake de l’œuvre d'un autre grand cinéaste, voilà un passionnant exercice de cinéphile. L'histoire du cinéma regorge de ce type d'exemples, du Scarface d'Howard Hawks adapté par Brian de Palma dans le Miami des années 70, au plus récent Bad Lieutenant d'Abel Ferrara transposé à la Nouvelle-Orléans par Werner Herzog. Un autre illustre réalisateur allemand, Fritz Lang, eut le droit au remake de son culte M. Le Maudit par Joseph Losey en 1951. Un temps où le réalisateur de The Servant n'était pas encore un exilé fuyant l'Amérique, devenu la cible du maccarthysme. A l'origine, c'est Douglas Sirk, le maître du mélodrame hollywoodien, qui devait réaliser M mais il souhaitait pouvoir réécrire le scénario original. Ne pouvant accepter la proposition du cinéaste, le producteur Seymour Nebenzal confia le projet à Joseph Losey. 

Un insaisissable tueur en série kidnappe et tue des fillettes. Activement recherché par la police, il est également pourchassé par la pègre de Los Angeles. Débute alors une haletante chasse à l'homme. 

David Wayne

Tourné en décors naturels dans la Cité des Anges, M marque les débuts du néo film noir, loin des studios et des artifices. Ce choix esthétique tranche inévitablement avec l'expressionnisme du film de Lang. Dans la lignée de Asphalt Jungle (Quand la ville dort) de John Huston, Losey signe une œuvre sombre et désespérée sur la nature humaine. Malgré sa relecture à la séquence près de M. Le Maudit, il s'en démarque nettement par sa vision du tueur. Dépeint par Lang comme un monstre lynché par la foule, Losey préfère établir un transfert de culpabilité sur la population elle-même, prête à exécuter un homme sans autre forme de procès. 

La parodie de justice qui conclut le film avec la "plaidoirie" de l'avocat et les confessions de l'assassin, est un grand moment pathétique à l'évidente portée politique. Se sentant déjà menacé, Joseph Losey n'hésite pas à dénoncer la paranoïa ambiante qui touchait son pays à l'époque, filmant une véritable psychose collective où tout individu devient un suspect potentiel. En donnant le rôle de l'assassin à David Wayne, le cinéaste en fait un personnage moins manichéen, à l'opposé de l'inquiétante interprétation de Peter Lorre dans le film original. Sans exonérer les crimes de son protagoniste, Losey s'intéresse davantage à son humanité et à ses fêlures. Un parti-pris qui ne sera pas récompensé au moment de la sortie, conduisant Losey un an plus tard à quitter les États-Unis pour l’Angleterre. Mais le cinéaste a toujours eu de la considération pour ce film, se déclarant fier du résultat, de l'interprétation de David Wayne et du choix des décors. Les œuvres majeures qu'il tournera par la suite en Europe (Accident, Le Messager, Monsieur Klein) le placeront tout en haut du panthéon du cinématographe. 

Antoine Jullien

États-Unis, 1951 - 1h27
Réalisation : Joseph Losey - Scénario : Norman Reilly Rane, Leo Katcher et Waldo Salt
Avec : David Wayne (Martin W. Harrow), Howard Da Silva (Inspecteur Carney), Martin Gabel (Charlie Marshall). 

mardi 16 février 2016

Les Innocentes

 
Anne Fontaine aurait-elle retrouvé la foi ? Après s'être égarée depuis plusieurs années dans des films boiteux, du biopic académique (Coco avant Chanel) à la comédie poussive (Gemma Bovery), la réalisatrice a manifestement été inspirée en racontant l'histoire vraie et méconnue d'un couvent polonais à la fin de la Deuxième Guerre Mondiale dans lequel 25 religieuses furent violées par des soldats soviétiques. Sur les traces du miraculeux Ida, Anne Fontaine délivre une œuvre austère d'une très grande force émotionnelle. 

Pologne, décembre 1945. Mathilde Beaulieu, une jeune infirmière de la Croix-Rouge chargée de soigner les soldats français avant leur rapatriement, est appelée au secours par une religieuse polonaise. Elle accepte de la suivre et découvre un couvent où trente Bénédictines vivent coupées du monde, certaines d'entre elles étant tombées enceintes après avoir été violées par des soldats russes. Mathilde, en secret, va les aider à accoucher, sous le regard méfiant de la Mère supérieure, peu encline à voir une étrangère investir les lieux. 

Lou de Laâge et Agata Buzek

En confiant la photographie de son film à Caroline Champetier, césarisée pour Des Hommes et des Dieux, Anne Fontaine prolonge la même forme d'épure. Le beau clair-obscur du couvent traduit la solennité du lieu mais la cinéaste ne l'étouffe pas dans une pesante enluminure. Elle décrit une micro société réveillée par une conscience endormie que la stricte doctrine religieuse avait condamnée au silence soudain ébranlé par les hurlements de ces femmes sur le point d'accoucher et qui, sans assistance médicale, risquent de mourir. 

Les Innocentes est une œuvre où la vie naît et renaît. Au contact de Mathilde, la sœur Maria va voir son rapport à Dieu changer. La terrible épreuve que traversent les religieuses ne conduit pas Anne Fontaine à parler de crise de foi mais plutôt d'une forme de renaissance dans celle-ci. L'arrivée des nouveaux-nés marque également la révélation de leur maternité. Pour d'autres, comme la Mère Supérieure, il sera en revanche question d'obscurantisme, elle qui avouera devant l'assemblée s'être perdue en voulant sauver ces femmes du déshonneur et de la honte. Anne Fontaine filme un vase clos qui veut se protéger du monde extérieur. L'irruption d'une étrangère bouleverse les codes établis que Mathilde a bien des difficultés à contourner. Les sœurs ne demandent que l'aide de Dieu que la jeune femme voudrait mettre quelques instants "entre parenthèses"


En donnant le rôle de Mathilde à la gracile Lou de Laâge, Anne Fontaine nous dévoile une révélation. La comédienne, cantonnée jusqu'à présent à jouer des partitions trop anecdotiques, trouve une maturité et une justesse impressionnantes. Sa relation avec le médecin juif campé par Vincent Macaigne (bien éloigné de ses rôles de bobos attardés), accompagne superbement ce personnage pris dans les déchirures d'un conflit qui ne veut pas s'achever. Athée, elle va finir par être touchée par la croyance inébranlable de ses femmes qui ont pourtant subi la pire des violences. La conclusion, lumineuse, nous met les larmes aux yeux. On sort de la salle bouleversé mais étonnement apaisé.

Antoine Jullien

France / Pologne - 1h55
Réalisation : Anne Fontaine - Scénario : Anne Fontaine, Pascal Bonitzer, Alice Vial, Philippe Maynial
Avec : Lou de Laâge (Mathilde Beaulieu), Agata Buzek (Soeur Maria), Agata Kulesza (Mère Supérieure), Vincent Macaigne (Samuel). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez TF1 Vidéo

mercredi 10 février 2016

El Clan

 
L'Affaire Puccio défraya la chronique en Argentine dans les années 80. L'histoire de cette famille bien sous tous rapports, coupable de quatre enlèvements puis de meurtres malgré le paiement des rançons, ne pouvait qu'intéresser le réalisateur Pablo Trapero, scrutateur avisé de son pays. Après Carancho et Elefante Blanco, il change de registre en s'attaquant au film de gangsters. Et signe son meilleur film, ample et retors.

Un clan machiavélique, auteur de kidnappings et de meurtres, sévit dans un quartier tranquille de Bueno Aires sous l'apparence d'une famille ordinaire. Arquimedes, le patriarche, dirige et planifie les opérations. Il contraint son fils aîné, Alejandro, à lui fournir des "candidats". Par sa popularité de joueur de rugby évoluant dans la sélection nationale, le jeune homme est ainsi protégé de tout soupçon. 

"Le crime est une affaire de famille". Cet adage prend particulièrement corps dans ce film qui réussit, comme peu avant lui, à ancrer la famille au cœur d'une histoire de truands. A des encablures de la tragédie antique du Parrain, El Clan est une étude au scalpel du quotidien en apparence banal d'une tribu soudée et en réalité responsable de terribles forfaits. Car le père fait prospérer son entreprise criminelle grâce à la complicité tacite de tous les membres de sa famille. Une séquence suffit à résumer ce poison familial : la caméra démarre sur le père prenant un plateau repas dans la cuisine, le suit monter les escaliers, ouvrir la porte de la chambre de sa fille lui demandant de descendre pour le dîner avant de terminer son parcours sur la geôle de sa victime à qui le repas est destiné. 

Peter Lanzani et Guillermo Francella

Ce brio de mise en scène se retrouve dans les scènes d'enlèvements, filmées en plan séquence sur les airs de standards du rock, notamment la chanson Sunny Afternoon des Kinks. On pense bien sûr au cinéma de Scorsese mais Pablo Trapero n'est pas dans l'imitation, n'enfonçant jamais le clou d'une virtuosité gratuite. Grâce à sa maîtrise stylistique, il nous plonge, toujours à bonne distance, dans les méandres nauséabonds de cette famille. Sa caméra sait aussi rendre compte des troubles intérieurs de ses protagonistes notamment lorsqu'il réunit dans son cadre le père et le fils, en plan serré et légère plongée, au moment où ce dernier prend conscience de la nature meurtrière des actes dont il s'est rendu coupable. Le cinéaste filme ainsi le sujet central de son œuvre : la manipulation d'un père sur son fils. 

Sous sa coupe, le rejeton va, par lâcheté et faiblesse, accepter tout ce que lui ordonne son paternel, incapable de le "tuer". Une terreur psychologique magistralement incarnée par Guillermo Francella, depuis longtemps une vedette en Argentine et plutôt habitué à jouer des rôles comiques. Son personnage, affable et insaisissable, protégé par les militaires pour lesquels il fut un ancien homme de main, va mener sa progéniture à sa perte. Car à travers cette sombre histoire, le film raconte aussi le passage de la dictature à la démocratie, une époque où les masques du crime tombent. Ceux du clan Puccio enverront les principaux intéressés de longues années derrière les barreaux. Ce qui n'empêchera pas le patriarche de nier les faits jusqu'à sa mort.

Antoine Jullien 

Argentine / Espagne - 1h48
Réalisation et Scénario : Pablo Trapero
Avec : Guillermo Francella (Arquimedes), Peter Lanzani (Alejandro), Lili Popovich (Epifania), Gaston Cocchiarale ("Maguila"). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez TF1 Vidéo.

vendredi 5 février 2016

Steve Jobs


Génial, cynique, cruel, tyrannique, visionnaire, égocentrique, narcissique... Steve Jobs n'a pas fini d'accumuler les adjectifs et déchaîner les passions. Le cofondateur d'Apple a disparu en 2011 et le deuxième biopic qui lui est consacré sort sur les écrans. Un (faux) biopic qui aura eu toutes les peines du monde à se monter, victime de la valse des studios (Sony puis Universal), des réalisateurs (Danny Boyle remplaçant David Fincher) et des acteurs (Michael Fassbender a finalement échoué du rôle après les désistements de Leonardo DiCaprio et Christian Bale). Le seul qui soit resté à la barre du projet depuis le début est le brillant scénariste Aaron Sorkin, auteur du script de The Social Network consacré à un autre magnat de l'informatique. L'entreprise paraissait très mal embarquée et, malgré (ou à cause) de son échec au box office, elle demeure une réussite assez étonnante, d'autant plus venant de la part d'un réalisateur qui a souvent confondu frénésie et mise en scène. 

Le principe du film a ceci d'original qu'il nous dévoile les coulisses des lancements de trois produits phares de l'histoire d'Apple et de la carrière de Steve Jobs, du Macintosh en 1984 à l'Imac en 1998. Alors que le public trépigne d'impatience de découvrir ces nouvelles avancées technologiques, Jobs, dans l'ombre, conduit le train de la révolution numérique en compagnie de ses collaborateurs, ses amis d'hier, ennemis d'aujourd'hui et sa famille qu'il rejette.

Michael Stuhlbarg, Michael Fassbender et Kate Winslet

Danny Boyle s'est mis totalement au service de son sujet. Loin de son maniérisme pompier et souvent pénible dont il était coutumier, il suit, avec une superbe acuité, les tourments d'un homme peu aimable. A l'image du gros grain de la pellicule de la première partie, le film fourmille en permanence et voit des personnages sans cesse en mouvement qui déambulent dans les couloirs de la salle quelques minutes avant le show qui restera, lui, hors champ. Un choix de mise en scène qui épouse parfaitement la trajectoire même de Jobs qui a entrepris des chemins de traverse avant de connaître la gloire et l'adoration de ses fans.

Michael Fassbender

Un homme qui est ici sérieusement malmené, dépeint comme un être sans aucun scrupule, obsédé par sa communication et intraitable avec ses collaborateurs. Dans une séquence en flashback, Steve Wozniak, cofondateur et concepteur des premiers Apple, dit à Jobs ne pas vouloir que leur machine ait les défauts de son créateur, un personnage déifié en public mais impitoyable en privé. Une dualité incarnée à l'écran par Michael Fassbender qui livre une prestation remarquable car elle ne vire jamais à la performance, prenant les traits d'un homme qui semble avoir davantage de considération pour les produits qu'il met sur le marché que pour ses assistants dévoués dont la pauvre Joanna Hoffman, toujours à tenter de le suivre et finement campée par Kate Winslet. 

En revanche, on se serait passé de ce troisième acte rédempteur qui veut redonner un peu d'humanité au personnage qui en était (trop ?) dépourvu. Un choix regrettable de la part d'Aaron Sorkin dont le scénario, reposant sur le même principe narratif, finit par s’essouffler. Une réconciliation familiale un peu forcée mais qui n’altère pas la puissance du film, assez admirable dans sa volonté de contourner les passages obligés du biopic afin de livrer un portrait en plusieurs dimensions d'un bien peu recommandable génie. 

Antoine Jullien 

Etats-Unis / Grande-Bretagne
Réalisation : Danny Boyle - Scénario : Aaron Sorkin d'après le livre de Walter Isaacson
Avec : Michael Fassbender (Steve Jobs), Kate Winslet (Joanna Hoffman), Seth Rogen (Steve Wozniak), Jeff Daniels (John Sculley). 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Universal Pictures

jeudi 4 février 2016

Anomalisa

 
La plateforme de financement participatif KickStarter a largement contribué à la création d'Anomalisa, dépassant les espérances de ses réalisateurs Charlie Kaufman et Duke Johnson qui souhaitaient une totale indépendance créatrice, sans l’interférence des studios hollywoodiens. Ce nouveau modèle de production leur a permis d’accoucher d'une œuvre singulière adaptée d'une pièce de théâtre de Charlie Kaufman déjà interprétée par David Thewlis et Jennifer Jason Leigh. Un précipité lucide de la solitude ordinaire magnifié par un impressionnant travail d'animation.

Gourou du marketing, Michael Stone est un mari, père et auteur respecté qui part à Cincinnati où il doit intervenir dans un congrès de professionnels du service clients. Un peu désespéré par la banalité de son existence, il pense y remédier lorsqu'il rencontre Lisa, une représentante en pâtisserie, qui pourrait bien être l'amour de sa vie.


La première incongruité d'un film qui n'en manque pas : tous les personnages, hommes et femmes, ont, à l'exception de Michael et Lisa, la même voix masculine (celle de Tom Noonan). Une idée ingénieuse car elle place le spectateur dans une sorte de cauchemar éveillé dans lequel le pauvre Michael semble ne pas pouvoir s'extirper. Un choix qui renforce le malaise existentiel du personnage qui serait prêt à toutes les aventures, même les moins reluisantes, pour échapper à son quotidien qui le consterne.


La deuxième excellente idée des réalisateurs est d'avoir traduit ce mal-être en animation. Fabriqué en stop motion à l'aide de figurines animées image par image, Anomalisa (Grand Prix de la Mostra de Venise 2015 et nommé cette année à l'Oscar du meilleur film d'animation) est une merveille visuelle à rebours des canons du genre car il évoque un monde tristement adulte, une chronique réaliste d'une vie que son protagoniste juge médiocre et ratée. La forme prend ici un pas décisif car elle immerge le spectateur dans une histoire vue par ailleurs mille fois dans le cinéma traditionnel, et renforce l'émotion. Ce qui n'empêche pas l'absurde propre à Charlie Kaufman, connu pour ses scénarii vertigineux de Dans La Peau de John Malkovich et Adaptation, d'intervenir dans le récit comme lors d'une angoissante et réjouissante scène de rêve.

On aurait toutefois aimé que les réalisateurs aillent encore plus loin dans leur propos, interrompant le film là où il aurait dû continuer sa route. Une frustration qui ne doit pas gâcher cette approche minimaliste et pessimiste de nos désolantes destinées, à la cruauté étrangement salvatrice. 

Antoine Jullien

Etats-Unis - 1h30
Réalisation : Charlie Kaufman et Duke Johnson - Scénario : Charlie Kaufman d'après sa pièce
Avec les voix de : David Thewlis (Michael Stone), Jennifer Jason Leigh (Lisa), Tom Noonan. 

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Paramount Pictures

mercredi 3 février 2016

4ème édition de Toute la Mémoire du Monde

 
La 4ème édition du festival Toute la Mémoire du Monde s'ouvre aujourd'hui à la Cinémathèque française. Dédiée aux films restaurées, la manifestation propose au public de découvrir ou redécouvrir des oeuvres du patrimoine cinématographique à l'heure de la numérisation. 

Succédant à Francis Ford Coppola, le cinéaste hollandais Paul Verhoeven (voir article) est l'invité d'honneur du festival où il présentera plusieurs films de sa période américaine (Robocop, Total Recall, Starship Troopers...) et participera à une master class le samedi 6 février. 

Paul Verhoeven lors de sa master class

Plus de 100 séances seront proposées au public pendant cinq jours, présentées par des cinéastes, acteurs, critiques et restaurateurs de films. Parmi les longs métrages de cette imposante programmation, citons, en autres, Léon Morin Prêtre de Jean-Pierre Melville, Ran d'Akira Kurosawa, Le Narcisse Noir de Powell et Pressburger, Querelle de Rainer Werner Fassbinder, Sueurs Froides d'Alfred Hitchcock et un focus sur la filmographie du maître du giallo, Dario Argento (Les Frissons de l'angoisse, Suspiria, Ténèbres...), en sa présence.

Des tables rondes et des conférences sur la couleur au cinéma ou la restauration numérique jalonneront la manifestation qui, pour la première fois, sort des murs de la Cinémathèque. Trois salles du réseau parisien l'accueilleront sur toute la durée : la nouvelle salle Les Fauvettes et la Fondation Jérôme Séydoux-Pathé, situées aux Gobelins, ainsi que le Christine 21 au Quartier Latin. 

Toute la mémoire du monde à la Cinémathèque française du 3 au 7 février. 
Renseignements : www.cinematheque.fr


Toute la mémoire du monde, 4ème édition - Du 3 au 7 février 2016 from La Cinémathèque française on Vimeo.

lundi 1 février 2016

Spotlight

 
Alors que le métier de journaliste est aujourd'hui sous le feu nourri des critiques, voilà un film qui le remet magistralement en scelle. Le réalisateur Tom McCarthy a décidé de rendre hommage à leur travail et leur pugnacité en revenant sur l'enquête des journalistes de la rédaction du Boston Globe, couronnée par le Prix Pulitzer, qui ont dévoilé un scandale mettant directement en cause l’Église. Un sujet qui aurait pu donné lieu à un énième film dossier si le réalisateur n'avait pas accordé une telle importance aux faits, sans aucun didactisme ni effet de manche. 

Une équipe de journalistes d'investigation, baptisée Spotlight, a enquêté pendant douze mois sur les suspicions d'abus sexuels au sein de l'une des institutions les plus anciennes et respectées au monde. Ils ont révélé que l'Eglise catholique a protégé durant des décennies les personnalités religieuses, politiques et juridiques les plus en vue de Boston, ce qui déclenchera par la suite une vague de révélations dans le monde entier. 

Rachel McAdams, Mark Ruffalo, Brian d'Arcy James, Michael Keaton et John Slattery

Débutant leurs recherches sur quelques cas avérés de prêtres pédophiles, les journalistes vont voir leurs investigations mettre à jour plus de quatre-vingt cas d'ecclésiastiques protégés par les plus hautes autorités de l’Église. Tom McCarthy retrace minutieusement leur travail parfois ingrat, les obstacles qui l'ont du contourner et les pressions subies afin de faire éclater la vérité. Le réalisateur, connu jusqu'alors pour des films honorables (The Visitor, Les Winners), ne tombe pas dans une idéalisation béate de ses protagonistes. Filmant aussi bien leurs doutes que leurs failles, il les suit au plus près sur le terrain avec une efficacité et une sobriété exemplaires.


Grâce à son excellent casting (Michael Keaton, Mark Ruffalo, Liev Schrieber...), il parvient à nous passionner de bout en bout par cette histoire, explorant ses ramifications politiques et sociales, donnant la parole aux victimes et aux coupables, révélant la lâcheté de ceux qui savaient mais qui n'ont rien dit comme l'incroyable légèreté de certains prêtres confessant sans pudeur avoir abusé de ces enfants "sans y prendre du plaisir". Le film n'est pas tant un réquisitoire contre une institution qui a sciemment fermé les yeux qu'une célébration du journalisme dans ce qu'il a de plus concret, à l'instar des Hommes du Président d'Alan J. Pakula dont Spotlight est un digne héritier.   

Recouper les informations, écouter les témoins, respecter sa déontologie, tout cela prend du temps. L'enquête du Boston Globe s'est étalée sur plus d'un an. C'est le prix à payer pour un journalisme de qualité que beaucoup souhaiteraient voir au rabais. Car si au départ, ces journalistes ont, comme le proclame l'un d'eux, "trébuché dans le noir", ils ont fini par mettre en lumière un fait de société qui a eu, et a encore, des répercussions considérables. Spotlight est sans conteste le meilleur inspirateur de vocations pour les journalistes de demain.

Antoine Jullien

Etats-Unis - 2h08
Réalisation : Tom McCarthy - Scénario : Josh Singer et Tom McCarthy
Avec : Michael Keaton (Walter "Robby" Robinson), Mark Ruffalo (Mike Rezendes), Rachel McAdams (Sacha Pfeiffer), Liev Schrieber (Marty Baron).  

Disponible en DVD et Blu-Ray chez Warner Home Vidéo.