mercredi 25 mars 2015

Interview d'Emmanuel Gras pour la sortie de 300 Hommes

 
300 Hommes est un documentaire admirable, une plongée incroyablement humaine dans un centre d'hébergement d'urgence à Marseille, nous dévoilant une réalité crue que l'on ne veut pas voir. Dans ce lieu, des âmes errent dans les couloirs, se rencontrent, échangent, s'affrontent. On ne connaîtra ni le passé ni l'identité de ces hommes venus chercher un toit durant une nuit, un mois, un an mais on aura partagé avec eux un précieux moment de vie. 

Emmanuel Gras, le co-réalisateur du film avec Aline Dalbis, nous parle de cette expérience prégnante et de la juste distance qu'ils ont réussi à garder sur un sujet qui aurait pu verser dans le misérabilisme.


Mon Cinématographe : Quelles sont les origines du projet ?  

Emmanuel Gras : L'origine du projet vient de ma rencontre avec Aline Dalbis. On s'intéressait tous les deux à la question de l'exclusion et des sans-abri à travers des ouvrages de référence, notamment Les Naufragés de Patrick Declerck qui évoque le centre de Nanterre, un accueil d'urgence pour les SDF. Aline avait déjà travaillé dans un centre pour toxicomanes, j'avais de mon côté fait des maraudes avec la Croix-Rouge à Paris. On a donc commencé à travailler sur cette idée-là et c'est en découvrant la fondation St Jean de Dieu à Marseille que l'on a eu envie de réaliser un documentaire sur ce sujet. Ce lieu est particulier, c'est l'un des premiers centres d'hébergement de nuit en Europe, il date du XIXème siècle. Auparavant, il était tenu par des frères et il est aujourd'hui laïc. Surtout, il existe une diversité de population à l'intérieur qui nous a tout de suite fasciné. 

- Comment le personnel du centre a-t-il réagi ? 

On est allé voir le directeur du centre, lui expliquant notre démarche. On n'a pas eu besoin de le convaincre, il était intéressé à l'idée qu'on ne venait pas faire un reportage pendant quelques jours seulement mais qu'on avait l'intention de rester dans le centre durant une longue période afin d'observer la vie qui s'y déroulait. En revanche, il a été plus long de se faire accepter du personnel d'accueil et d'obtenir leur confiance. Très rapidement, on s'est retrouvé témoins de scènes difficiles, notamment à la porte d'entrée où peu exister de grosses tensions puisque les accueillants sont obligés de refuser beaucoup de gens car ils n'ont pas assez de place par rapport à la demande. Ce sont des scènes dures, parfois violentes et ils se demandaient qui nous étions et pourquoi nous filmions. Et du côté des hébergés, beaucoup d'entre eux ne voulaient pas être filmés et sortir la caméra était très compliqué. Finalement, on y est parvenu en restant dans le lieu, en discutant avec les gens et en tissant des liens naturellement. C'était très participatif, on a pu filmer des gens qui avaient envie de collaborer au film. Chacun y trouvait son intérêt, soit parce qu'ils voulaient montrer leurs conditions de vie, qui ils étaient ou tout simplement par sympathie vis-à-vis de nous. Le fait que l'on soit resté longtemps et que l'on soit retourné un deuxième hiver les a rassurés. Ils ont fini par nous prendre au sérieux. La deuxième année de notre présence a d'ailleurs été beaucoup plus facile. Beaucoup de scènes du film ont été tournées durant cette période.


- Aviez-vous dès le départ l'idée de ne privilégier aucun personnage et de ne faire aucune interview ?

On l'avait dès le début mais on ne l'assumait pas totalement. On était tellement pris par une multitude de personnages qu'on avait la sensation d'être perdus. Et on a été tentés de se raccrocher à l'aide d'histoires et de portraits. On avait donc cette idée, on a failli s'en écarter pour finalement y revenir.

- Quelle a été votre méthode de tournage ?

Même si on ne privilégie pas de personnage dans le film, dans la réalité, il y en a avec lesquels on a passé beaucoup de temps. Tous les jours, on retrouvait les mêmes dont un jeune, Romain, avec qui on a créé des affinités réelles. On l'accompagnait régulièrement et des scènes s'inventaient avec lui. On s'est également posé dans un endroit précis du lieu, le hall d'accueil où nous restions plutôt avec l'équipe des veilleurs de nuit. On attendait de voir ce qui allait se passer. Ces scènes-là ont été prises sur le vif. 

- On a le sentiment que les personnes que vous filmez oublient la caméra.

Je dirais plutôt que la caméra a été acceptée. On ne peut pas se faire oublier à cause de la caméra et surtout de la perche qui est encore plus perturbante. Les hébergés savaient qu'on était présent. Vu qu'ils participaient au film, ils nous permettaient d'être les témoins des scènes. C'est la raison pour laquelle nous ne sommes pas voyeuristes, nous ne filmions jamais en cachette. Les personnes étaient toujours conscientes d'être filmées même si certains étaient un peu alcoolisés. 


- Il y a des moments purement cinématographiques, à la lisière du fantastique, notamment la nuit lorsque l'un des hébergés dit qu'il est un mort-vivant.

On ne peut pas inventer ce qui va se passer mais on savait que la nuit il existait une parole différente de celle de la journée. On allait donc traîner dans les couloirs pour capter des discussions différentes. Et ces deux personnes dont vous parlez, Alain et Sofiane, avaient une parole intéressante, ce sont deux personnes qui aimaient discuter entre elles, et leurs discussions allaient au-delà de celles des autres qui étaient plus terre à terre. Il faut être attentif à l'environnement autour de soi et être placé au bon moment. Pour cette scène, on avait passé la soirée avec eux, ils s'apprêtaient à aller se coucher, l'un d'eux commençait à monter dans les étages tandis que l'autre se tenait en bas de l'escalier. Ils ont commencé à discuter et on s'est dit que ce serait plus intéressant de les filmer de l'autre côté. Je me suis levé, posé à cet endroit et s'est alors déroulé cette scène hallucinante dans laquelle Alain part dans une diatribe qui raconte bien l'esprit du lieu, le risque pour ceux qui y restent trop longtemps de devenir des fantômes. 

- On sort de ce film assez sonné car il est pessimiste. Vous montrez des hommes qui n'ont plus d'identité ni d'échappatoire.

Le constat est noir par rapport à ce que l'on a ressenti et observé et les personnes qui travaillent dans ce centre le ressente également car les sorties positives vers le logement ou le travail sont très rares et fragiles. On ne voulait pas être plus optimistes que la réalité. Le centre contient une population très diverse : des travailleurs pauvres, des immigrés, des vieux retraités, des jeunes de 18 à 25 ans qui sont complètement à la rue, sans diplôme même si certains arrivent à s'en sortir grâce à leur énergie. Et puis ceux qui sont psychologiquement instables, qui n'ont pas de famille et livrés à eux-mêmes. Quand on est dans l'exclusion, c'est très difficile de s'en sortir. Heureusement, toutes les histoires ne sont pas des échecs.

- Au début du film, vous suivez les accompagnants, et particulièrement le directeur de la Fondation, Frère Didier, et au fur et à mesure vous vous concentrez sur les hébergés. Cette trajectoire était-elle délibérée ?

L'idée était de débuter par le fonctionnement du centre, et Frère Didier était un bon guide même si tout ne repose pas sur lui, on voit aussi l'accueil, le self, la cour. Une fois qu'on a compris le fonctionnement du lieu, on souhaitait arriver à des scènes plus personnelles qui dégagent de l'humain. Ce qui nous intéressait n'était pas les informations nées des dialogues mais le dialogue lui-même, le fait que les gens se parlent, la manière dont les choses sont dites, ce qui se passe entre ces personnes à ce moment-là. On voulait oublier tout le côté informatif pour arriver à d'autres ambiances, et pour moi le film commence vraiment au moment où l'on se trouve dans les chambres avec tous ses hommes seuls et leurs pensées. On part d'une extériorité pour arriver à une intériorité. Voilà la trajectoire du film. 


- A la vision de 300 hommes, on ne peut s'empêcher de penser au cinéma de Raymond Depardon. Etait-ce une influence consciente ? 

Quand on fait du documentaire d'observation, Depardon ou Frederick Wiseman sont des références inévitables. Ce que j'aime chez eux, c'est leur observation intense de la réalité, dans sa richesse et ses nuances. Capter un regard, une attitude, c'est la base de notre démarche avec Aline.

- Le film est assez court, le travail de montage a dû être conséquent.

On avait plus de 150 heures de rushes donc on a beaucoup coupé parce qu'on ne voulait surtout pas être redondant. On a fait le choix de raconter le film sur une journée donc ça nous a obligé à être très sélectif.

- Il était tout de même tentant de mettre en valeur certains hébergés, notamment celui qui demande à la responsable de l'accueil qui est l'auteur de la citation : " La vie est un long fleuve tranquille." C'est une personne assez atypique et truculente qui aurait pu devenir un "bon personnage". Et on le voit très peu. 

On l'a filmé plus que d'autres, on avait de nombreuses scènes avec lui. Il racontait des anecdotes avec un vrai talent de narrateur mais le problème est qu'il venait souvent nous parler à nous alors que nous étions dans cette volonté de ne pas montrer d'interviews. On n'a pas pu conserver ces scènes malgré la tentation de les garder. Cela fait partie des difficultés du documentaire. A un moment donné, on a même cru que nous allions réaliser un film sur un seul hébergé mais ce n'était pas le sujet. 

- Votre film a un réel impact. L'avez-vous montré aux pouvoirs publics ou aux institutions ? 

Notre démarche n'est pas militante mais on cherche à questionner. Le film a d'abord été montré à l'accueil de nuit de St Jean de Dieu qui l'a très bien reçu. C'était très soulageant pour nous et assez fort car on a vu qu'ils ont été touchés par notre film qui les interpelle parce qu'ils voyaient les hébergés différemment, les découvrant pour la première fois dans leurs chambres avec leur solitude, là où ils n'ont d'habitude pas accès. Quelques hébergés ont pu également le visionner et ça été fort pour eux de voir leur quotidien à l'écran. Certains auraient voulu que l'on soit plus dénonciateur car ils ont l'impression que ce qu'ils vivent est encore plus dur et violent que ce que l'on montre dans le film car il y a aussi des histoires de racket, absentes du film car elles se passent très discrètement et sont donc très difficiles à filmer. Concernant les pouvoirs publics, des travaux ont été réalisés depuis dans le centre Forbin. A l'époque du tournage, il disposait d'un très petit budget, le personnel se débrouillait avec peu de moyens. On constate une évolution et une prise en compte des problèmes de l'hébergement d'urgence et les associations partenaires de notre film le démontrent. Et tant mieux si 300 Hommes permet de réfléchir à cette réalité difficile.

Propos recueillis par Antoine Jullien

Documentaire français - 1h22
Réalisation : Aline Dalbis et Emmanuel Gras


Bande-annonce : 300 Hommes par PremiereFR

Disponible en DVD chez Blaq Out. 

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