mercredi 14 décembre 2011

Interview de Serge Bromberg, réalisateur du Voyage Extraordinaire


La Cinémathèque française vient de célébrer le 150ème anniversaire de la naissance de Georges Méliès. L'un des plus grands pionniers du septième art est doublement à l'honneur, à travers la restauration du Voyage dans La Lune et la sortie d'Hugo Cabret de Martin Scorsese. 

A l'occasion de cette restauration, nous avons rencontré Serge Bromberg, directeur de la société Lobster et co-réalisateur avec Eric Lange du Voyage extraordinaire *, un documentaire ludique et pédagogique retraçant l'oeuvre de Georges Méliès et la genèse de la restauration du Voyage dans La Lune


- Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez procédé pour restaurer Le Voyage dans la Lune ?

Serge Bromberg : Cette restauration est avant tout le fruit d'un partenariat entre la Fondation Groupama Gan et la Fondation Technicolor, avec la collaboration des Archives du Film et de Madeleine Malthête-Méliès, la petite-fille de Georges Méliès. En 1999, nous avons procédé à un échange avec la Filmoteca Catalunya de Barcelone qui possédait une copie en couleur du Voyage dans la Lune. C'est cette copie, récupérée dans un état critique, que nous avons utilisée pour réaliser la restauration. Mais il manquait le dernier tableau. Pour compléter les quelques manques de la copie couleur, environ 7 à 8% du total, nous avons eu recours à la copie noir et blanc appartenant à Madeleine Malthête-Méliès, tirée du négatif original que l'on a recoloriée numériquement et un contretype, dit « Mauclair », qui avait servi pour la projection du gala Méliès en 1929. Cet assemblage a donné lieu à la version restaurée que l'on peut voir aujourd'hui.

Photogramme du Voyage dans La Lune avant restauration 
© Lobster Films - Fondation Groupama Gan - Fondation Technicolor


- Méliès considérait lui-même que ce n'était pas son meilleur film alors que beaucoup le considèrent comme son chef d'oeuvre. Pourquoi Le Voyage dans La Lune a-t-il tant marqué les esprits ?

Le phénonème du Voyage dans La Lune n'est pas du à Méliès, Le Royaume des Fées ou Robinson Crusoé sont pour moi plus intéressants. C'est un phénomène en terme de public. Il s'agit du premier blockbuster de l'histoire du cinéma, un film qui reste dans les mémoires grâce à l'image de l'obus dans l'oeil de la Lune.


- Alors que l'on peut voir le film en copie numérique avec une nouvelle bande originale, comment était-il projeté en 1902 ?

En 1902, il n'y avait ni générique de début, ni générique de fin, ni intertitres. A l'origine, le film ne bénéficiait pas d'une recommandation musicale. Méliès vendait les copies de ses films et l'exploitant était libre de choisir la musique qu'il voulait. Pour aider l'exploitant, Méliès lui donnait la copie avec le boniment qu'il était libre d'utiliser ou non. Le principe était le suivant : une personne se plaçait à côté de l'écran et lisait le texte qui racontait l'histoire.


- Les copies du film étaient-elles diffusées en couleur ou en noir et blanc ?

Officiellement, Le Voyage dans la Lune n'était pas proposé avec un coloriage ¹. Pourtant, on l'a retrouvé colorié. Le coloriage était fait « à façon », c'est à dire qu'un client venait et demandait à Méliès un film colorié. Pour une seule copie en couleur, on peut penser qu'une cinquantaine était fabriquée en noir et blanc. Le film a du être projeté dans son immense majorité en noir et blanc car s'il y avait eu beaucoup de copies en couleur, on en aurait retrouvé plus. Il n'existe aujourd'hui qu'une seule copie d'origine en couleur connue, la nôtre, celle trouvée à Barcelone. Une anecdote à ce propos est intéressante. En 1929, Mauclair veut projeter Le Voyage dans La Lune dans le cadre du gala Méliès donné à la salle Pleyel. Il ne retrouve qu'une seule copie pleine de défauts, incomplète, techniquement incompatible avec les projecteurs modernes et dont il manque la première séquence qui dure plus de deux minutes. Cette copie, qui existe en 1929 mais dont on ne sait plus rien, est en couleur car on voit des traces de coloriage sur le noir et blanc du contretype. A partir de cette copie et avec les moyens rudimentaires de l'époque, il va fabriquer ce contretype (un internégatif noir et blanc, le seul système disponible à l'époque) dont il va tirer une copie neuve noir et blanc, techniquement compatible. Pour lui redonner un peu de lustre, Mauclair va la teinter de manière assez primitive, prenant son pinceau pour colorier les rares effets spectaculaires et les explosions. Aujourd'hui, la famille Méliès a récupéré cette copie produite quinze ans après la fin de la carrière de Méliès, prétendant qu'il s'agit d'une copie coloriée du film alors que ce n'est évidemment pas une copie authentique ni une copie coloriée comme l'aurait fait Méliès au temps de sa gloire. Je tiens à faire cette précision car dans le DVD ** co-édité par Studio Canal et la Cinémathèque, il est indiqué qu'il s'agit du Voyage dans La Lune en couleur. Ce n'est absolument pas le cas et entretenir ainsi la confusion n'est pas très glorieux. 

Photogramme du Voyage dans La Lune restauré
© Lobster Films - Fondation Groupama Gan - Fondation Technicolor


- On découvre avec stupéfaction que le Voyage dans La Lune est le premier film piraté de l'histoire du cinéma.

Il a été piraté parce qu'il avait du succès. Plusieurs personnes ont récupéré des copies du film, en ont fait des négatifs pirates et les ont envoyés aux USA. Sur une copie américaine du Voyage dans La Lune, William Zelig a rajouté un titre qui était Le Voyage sur Mars. Il distribuait le boniment anglais écrit par Méliès, ne se donnant même pas la peine de changer le mot Lune par Mars ! Il faut bien se rendre compte qu'à l'époque, le cinéma, c'était le western ! Il n'y avait pas de salles de cinéma, pas de remontées de royalties, pas d'organisation, rien. C'était « Règlements de comptes à Méliès choral! ».


- On célèbre le 150 anniversaire de la mort de Méliès. Quel fut l'impact de son oeuvre dans le cinéma mondial et sur les cinéastes ?

Méliès n'est plus une référence en matière de spectacle mais sa curiosité et son ouverture d'esprit fascinent toujours autant. Il avait cette capacité de faire de son rêve une réalité cinématographique que bon nombre nous envie aujourd'hui. Michel Gondry, Georges Lucas, Steven Spielberg ou Tim Burton sont des cinéastes qui ont leurs rêves, qui sont dans leur monde et sont donc en ce sens des héritiers de Georges Méliès. Leur imagination est débridée. Ils sont libres, comme Méliès en son temps.


- Outre ses nombreuses trouvailles visuelles et trucages, on lui doit d'être l'inventeur de l'industrie cinématographique telle qu'on la connaît aujourd'hui, concevant le premier studio entièrement équipé et la première structure dédiée au cinéma, la Star Film. Avait-il conscience de son rôle de précurseur ?

Les premiers qui ont réalisé des « films à trucs » étaient les premiers qui réalisaient « des films à trucs », je ne pense pas qu'il réfléchissait comme ça. Méliès était d'abord un magicien, il a poussé cette magie plus loin grâce aux moyens du cinéma même si cinématographiquement ses films étaient relativement pauvres : un seul axe, une scène de six mètres de large, pas de découpage technique, des tableaux qui s'enchaînaient... Il invente le premier studio parce qu'il en avait besoin et le fit construire aux mêmes dimensions que le théâtre Robert Houdin ². C'était un inventeur à l'intérieur d'un univers qu'il connaissait. Il prenait ce qu'il avait et il créait un monde magique qui parle à notre coeur d'enfant, c'est pour cette raison qu'il devrait séduire les jeunes générations de spectateurs. Quand on devient adulte, on devient plus raisonnable et on se censure contrairement à Méliès qui était resté un enfant, ce qui lui a permis de devenir le premier inventeur magicien du cinéma et qu'il a mené à être l'un des premiers industriels de la profession.

Georges Méliès, image extraite du documentaire Le Voyage extraordinaire
 © Lobster Films


- Pourquoi Méliès finit-il ruiné, terminant sa vie dans un magasin de jouets de la gare Montparnasse ?

Les affaires vont mal dès la fin des années 1900. Il ne tourne pratiquement plus puis il recommence en 1911 grâce à l'argent de Pathé. Mais son dernier film, Le Voyage de la famille Bourrichon, est un échec. Quand le public demandait du Méliès, il était le roi du monde mais au moment où il a voulu voir autre chose, Méliès n'a pas su s'adapter et a finit par lasser les spectateurs. Au début des années 1910, de grands boulversements surviennent. C'est l'apparition des premières actualités cinématographiques et surtout celle des vedettes. Il n'y avait pas de vedettes au temps des débuts de Méliès mais Max Linder puis Charlie Chaplin vont créer le star-systeme dont Méliès n'a pas su prendre le train en marche. Dans un moment d'amertume, il finira même par brûler tous ses films à son studio de Montreuil. Malheureusement, la Cinémathèque n'existait pas encore !


- Sur les 500 courts métrages estimés, combien sont-ils sauvegardés ?

On considére aujourd'hui qu'il y a entre 200 et 220 films qui ont survécu dans leur totalité ou partiellement. Il y a donc 300 films qui ont disparu. Une pellicule nitrate ayant une durée de vie relativement courte, cent ans maximum, les chances de retrouver des films de Méliès sont donc minimes. Mais le vieil adage dit : « Il n'y a pas de films perdus, il n'y a que des gens mal informés ». ll existe peut-être encore quelques trésors cachés !  


- Pourquoi avez-vous fait appel au groupe Air pour la bande originale ?

La réalisation d'une nouvelle version musicale faisait partit de l'ADN du projet depuis le départ. C'est Nicolas Saada et Olivier Assayas qui nous ont proposé le groupe Air et j'ai suivi le premier choix des fondations Groupama-Gan (Gilles Duval) et Technicolor (Séverine Wemaere) qui ont été très vite enthousiastes. J'apprécie beaucoup cette musique, elle nous transporte vers un nouveau voyage. Je pense qu'elle va beaucoup contribuer à la diffusion du film auprès d'un jeune public. On ne peut pas prétendre que la version de Air ou les versions antérieures sont la version absolue. La liberté que laissait Méliès en 1902 doit, en 2011, nous amener à faire de l'oeuvre de Méliès une oeuvre très contemporaine. Le Voyage dans La Lune se transforme ainsi en opéra rock très électro et on prend soudain conscience de sa modernité. Nicolas Gaudin et Jean-Benoît Dunckel, les compositeurs, me rappelaient récemment que les acteurs qui jouaient dans Le Voyage dans La Lune étaient plus jeunes que nous tous réunis, le film est donc une oeuvre de jeunesse.

Photogramme du Voyage dans La Lune restauré
 © Lobster Films - Fondation Groupama Gan - Fondation Technicolor


- Quel est votre regard sur Hugo Cabret qui sort le même jour que votre film ?

Martin Scorsese a suivi avec attention notre projet de restauration du Voyage dans La Lune, nous envoyant une lettre extrêmement touchante. Je me réjouis de la sortie d'Hugo Cabret qui va permettre de raviver l'esprit de Georges Méliès et de le replacer en haut de l'affiche. Scorsese a utilisé de nombreux extraits des oeuvres de Méliès provenant de la collection Lobster. Le film est un éblouissement, il va ravir les petits et grands. Les images de Méliès (interprété par Ben Kingsley) montrées dans Hugo Cabret et les reconstitutions de ses tournages en 1904 sont littéralement stupéfiantes. Au risque de paraître passéiste, les deux films les plus éblouissants que j'ai vu cette année sont The Artist de Michel Hazavanicius et Hugo Cabret qui conclut l'année cinématographique par un feu d'artifice de couleurs et de 3D d'une intelligence et d'une beauté remarquables. Je m'en doutais : Méliès est bien vivant ! 

Propos recueillis par Antoine Jullien


* Le Voyage extraordinaire suivi du Voyage dans La Lune, en DVD et Blu-Ray chez Lobster.

** Le coffret de 3 DVD A la conquête du cinématographe est disponible chez Studio Canal et Georges Méliès, le premier magicien du cinéma, un coffret de 6 DVD rassemblant 200 films est édité chez Lobster.

¹ Le procédé de coloriage le plus courant était fait au pinceau, consistant à peindre à la main, avec un pinceau ou une brosse, des couleurs à l'aniline sur des pellicules positives, image par image. 
² Théâtre de magie que Méliès acheta en 1888 et où il créa l'Académie de Prestidigitation. 

1 commentaire:

  1. Ce blog est vraiment génial pour qui est passionnée comme moi dans ce domaine. J'ai parcouru quelques articles ! Très intéressant et ce dernier en particulier. Je ne sais pas où vous trouvez le temps de faire tout cela, moi j'ai essayé et j'étais vite en panne d'idées. Bon mais je dois être plus paresseuse que vous ! Merci de partager vos idées et votre regard avec les autres. J'aime votre style et je vous lis dès à présent.

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