mercredi 12 mars 2014

L'étrange couleur des larmes de ton corps : Interview du réalisateur Bruno Forzani


Avec Amer, leur premier long métrage, Hélène Cattet et Bruno Forzani proposaient une relecture singulière du giallo, ce genre qui a connu son âge d'or en Italie dans les années 60-70, caractérisé par des scènes de meurtre sanglantes et un jeu de caméra très stylisé, dont les fers de lance furent Mario Bava et Dario Argento. Le tandem nous revient avec un deuxième opus au titre énigmatique, L'Etrange couleur des larmes de ton corps, à la radicalité plus affirmée.

Nous avons rencontré Bruno Forzani afin qu'il nous livre quelques clefs sur cette démarche passionnante.

- Pourquoi ce beau titre ? 

Bruno Forzani : C'était une façon pour nous de synthétiser l'histoire, de manière surréaliste et poétique. Les films du giallo utilisaient aussi des titres à rallonge. 

- Vous faites partie des rares réalisateurs à pratiquer ce cinéma expérimental et organique. Est-ce que votre démarche consiste à utiliser toutes les expressions visuelles et cinématographiques possibles ? Du split-screen à la couleur et au noir et blanc en passant par l'image par image, était-ce une volonté de départ ? 

Ce n'est pas un exercice de style. Pour nous, la forme n'est pas un apparat mais une grammaire. Chaque fois qu'on utilise un effet, c'est qu'il a un sens dans l'histoire que l'on veut raconter, avec tous les outils qui sont à notre disposition.

- Comment préparez-vous le film ? Existe-t-il un storyboard ? On a du mal à imaginer le contraire tant les séquences sont presque exclusivement racontées par l'image.

Tout est préparé en amont et le découpage est déjà présent dans le scénario. On ne couvre pas les actions. Sur les 1048 plans qu'on a tourné, on en a utilisé 1044. Il y a beaucoup de plans mais on ne surdécoupe pas. Chaque plan, réfléchi à deux, a un sens. 

- Le montage est donc fait avant même le tournage ? 

Oui, pendant le montage, on remet tout en ordre, on reconstitue le puzzle puisqu'on tourne de manière totalement déstructurée. Après, c'est le rythme qui est travaillé au montage ainsi que le jeu des comédiens. Pour chaque séquence, on tourne différentes émotions et on construit ensuite le personnage au montage.


- Est-ce que le montage et le tournage peuvent laisser part à l'imprévu, voire à l'improvisation ? Ou tout est extrêmement cadré ? 

L''univers du film étant plus fantastique que celui d'Amer, on a eu accès à un univers sonore plus large. Il y a eu donc eu plus de liberté et de créativité au niveau de la post-production sonore.

- Il y une scène marquante dans le film dans laquelle le personnage principal se réveille et va ouvrir la porte. Vous la répétez de nombreuses fois et elle est à l'image du film où on ne sait jamais si on est dans la réalité ou le rêve, on a sans cesse l'impression d'être dans un cauchemar éveillé. Il fait être confiant pour tenter quelque chose de la sorte, c'est très audacieux. 

C'est délibéré, et dès le scénario. D'ailleurs, quand on l'a donné à lire, les gens croyaient qu'il y avait un problème de mise en page ! Quand j'étais adolescent, j'adorais Freddy et dans le numéro 4, il y a une répétition d'une scène que j'avais adorée. Après avoir vu le film, j'avais lu une interview du réalisateur qui évoquait cette séquence, disant que les producteurs en avaient peur parce qu'ils craignaient que les gens ne comprennent pas alors que je trouvais que c'était la meilleure scène du film. Pour moi, cette séquence est centrale car tout est digéré dans l'inconscient du personnage. La narration est circulaire, il y a des plans qui se répondent, des séquences qui se répètent comme un cauchemar où tout tourne en boucle. C'est un film basé beaucoup sur l’obsession.

- Vous n'hésitez pas à aller à contre courant de l'esthétique actuelle en privilégiant des éclairages à l'ancienne, notamment lors de la scène où la vieille dame raconte son histoire.  Elle est assise dans un fauteuil et son visage est plongé dans la pénombre, une référence directe au cinéma expressionniste. Comment se passe le tournage avec le directeur de la photographie ? 

C'est quelque chose de pensé dès l'écriture. Toutes les intentions lumière sont décrites très précisément. Le directeur photo, Manu Dacosse, a ensuite toute la latitude pour faire ce qu'il veut du moment que cela corresponde à l'intention originelle. C'est un film sur les ténèbres, sur le noir, sur les choses invisibles, on a donc voulu tourner en super 16 avec une pellicule qui était faite pour les noirs, dont c'était la spécialité et qui n'existe plus maintenant.


- Le giallo est votre référence majeure mais elle semble moins explicite que dans Amer. Est-ce parce que vous avez tourné dans des décors Art-nouveau qui s'y prêtaient moins ?

Je dirais plutôt que c'est une variation sur le giallo qui est une facette de notre univers. Le rapport que l'on entretient avec ce genre est très bizarre parce qu'on réalise des films intimes et personnels, pas des hommages. On fait plutôt du jazzlo ! On enchaîne pas les références les unes à la suite des autres. On a vu énormément de films donc ils ressortent de manière inconsciente.  Par exemple, la séquence du visiophone évoque Lost Highway mais quand on l'a écrit on ne s'est pas dit qu'on faisait un truc à la David Lynch ! C'est difficile à expliquer, c'est à la fois un travail pointu sur le giallo et en même temps on s'en détache complètement. Le giallo est une des grilles de lecture de notre film mais si on ne connaît pas ce genre-là on peut tout à fait l'apprécier.  

- Est-ce un film plus radical qu'Amer

C'est un film très différent d'Amer qui était plus ténu alors que L'Etrange couleur des larmes de ton corps est une explosion de détails, une espèce de bouquet final d'1h40, beaucoup plus foisonnant au niveau du style. C'était la raison d'être du film qui se nourrit de notre passion du cinéma, de cette envie de faire des films.

- Il y a des gros plans magnifiques sur des chairs lacérées qui font partie d'une esthétisation de la violence qui nous ramène au giallo.

On a toujours joué avec la violence et l'érotisme parce que dans ce cinéma de genre des années 60-70, on prenait ces deux thématiques, Eros et Thanatos, à bras le corps. Les réalisateurs de cette époque y allaient à fond à tel point qu'ils ont développé une sorte de poésie macabre que j'aime beaucoup et qui, dans les films américains des années 80, s'est transformée en une sorte de moralisation de la violence. L'étrange couleur des larmes de ton corps est un film sur l'inconscient et dans l'inconscient il n'y a pas de morale, ce n'est pas propre, c'est pour cette raison que l'on se sert de la violence et de l'érotisme de manière viscérale.


- C'est un film qui n'est pas toujours facile à suivre et à saisir, qui nous échappe parfois. Aviez-vous envie de dire quelque chose à travers cette histoire, sur la femme notamment car au début le personnage est à la recherche de sa compagne, puis on a l'impression qu'il est à la recherche de toutes les femmes ?

Il y a un propos mais pas une démonstration. Au niveau de l’écriture, on a été très influencé par le réalisateur japonais Satoshi Kone (auteur de Perfect Blue) qui pratique différents degrés de lecture. A chaque fois qu'on regarde le film, on découvre de nouvelles perspectives et le film prend ainsi de plus en plus de profondeur.  On a consciemment construit ce labyrinthe pour perdre le spectateur. On rentre dans le chaos du personnage, dans ses fantasmes qui se confrontent à la réalité, offrant au spectateur une place dans l'imaginaire du film.  Quand on lisait le scénario, à chaque fois qu'on le fermait, on était pris d'une sorte de vertige, c'était comme si on tombait au fond de notre âme. On essaye de communiquer cet état au public, on ne veut pas lui expliquer le pourquoi du comment.

- Tout le film est baigné par la musique, les emprunts musicaux sont très référencés avec plusieurs morceaux d'Ennio Morricone. Ce sont vos goûts et passions communs qui justifient ces choix ? 

Les musiques nous inspirent souvent les séquences et une fois qu'on fait le film, on arrive plus à les séparer. Parfois, on découvre les musiques sans avoir vu les films, on s'imagine des choses, cela permet d'ouvrir l'imaginaire. D'autres fois, ce sont des musiques de films qu'on a vu et ça nous amuse de les utiliser dans un autre contexte afin de leur donner un sens nouveau. 

- On critique beaucoup actuellement le système de financement du cinéma français. Est-ce que cela a été compliqué de financer un tel film ?

L'accueil positif reçu sur Amer nous a permis de faire ce film qui a été beaucoup plus facile à monter. On tient beaucoup à notre liberté donc on a un budget qui est vite plafonné. On est conscient des limites qu'on a et on essaye de les exploiter au mieux. Quand on veut faire des films où la forme est très travaillée, avec des musiques et des décors qui coûtent cher, on espère avoir les moyens suffisants pour obtenir l'objet final dont on rêve. Jusqu'à présent, on a réussi à tirer notre épingle du jeu !

- Il paraît que Tarantino est l'un de vos fans, qui a classé Amer parmi ses films préférés de 2010  ! 

C'est hallucinant !  Ce sont des gens dont on connait leurs films depuis très longtemps et on ne pense même pas qu'ils existent.

- Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la participation de Peter Strickland * ? 

Il avait vu Amer avant de réaliser Berberian Sound Studio qu'on a adoré. On l'a rencontré lors d'un festival et on a sympathisé. Dans Berberian Sound Studio, Peter travaille le son comme on le fait pour nos films. Il avait envie de nous donner un son pour L'Etrange couleur, le bruit d'un cri qui représentait une passerelle entre les deux films. On ne se connait pas vraiment mais il y a une connivence dans notre démarche, la même manière d'appréhender un certain cinéma des années 60-70. 

Propos recueillis par Antoine Jullien

Belgique / France  /Luxembourg - 1h42
Réalisation et Scénario : Bruno Forzani et Hélène Cattet 
Avec : Klaus Tange, Jean-Michel Vovk, Sylvie Carmada, Sam Louwyck.



* Peter Strickland est le réalisateur de Berberian Sound Studio, un film qui fait clairement référence au giallo à travers le portrait d'un ingénieur du son.

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