mercredi 7 décembre 2011

Shame


Il y a des films. Des bons. Des mauvais. Et puis il en existe quelques-uns qui peuvent chambouler vos habitudes de cinéphile assidu. Shame est de ceux-là, qui vous hante durablement. Steve McQueen n'en a peut-être pas conscience mais il vient de réaliser le fracassant portrait de l'homme moderne du 21ème siècle. Fascinant, déplaisant, imperméable aux émotions, l'intense Michael Fassbender l'incarne dans toute sa crudité. Le comédien, indiscutable prix d'interprétation du festival de Venise, électrise le film de la première à la dernière image. 

Brandon est un trentenaire new-yorkais vivant seul et travaillant beaucoup. Son quotidien est dévoré par son obsession pour le sexe. Quand sa soeur Sissy, chanteuse un peu paumée, arrive sans prévenir pour s'installer dans son appartement, Brandon va avoir de plus en plus de mal à dissimuler sa vraie vie.

Michael Fassbender 

Après le choc extrême que fut Hunger sur le combat de l'activiste irlandais Bobby Sands, les espoirs placés en Steve McQueen étaient immenses. On dit souvent que le deuxième film est plus difficile à faire que le premier et la tâche était particulièrement ardue tant Hunger avait impressionné par la puissance sidérante de sa mise en scène et l'interprétation à fleur de peau de Michael Fassbender dont c'était le premier rôle majeur. Shame confirme définitivement que Steve McQueen fait partie des plus grands cinéastes actuels. Au lieu de rejouer une partition identique où l'inventivité visuelle était le "la" dominant, le cinéaste a eu le suprême talent d'adapter sa mise en scène à son sujet. Méthodique, la caméra du réalisateur scrute le quotidien de Brandon dans ses incessants rituels : Brandon se lève, va aux toilettes, prend sa douche, sort pour aller travailler, se masturbe dans les toilettes de son bureau, revient chez lui, se masturbe à nouveau devant l'écran de son ordinateur avant d'allouer les services d'une prostituée. Sans jugement, le cinéaste nous montre la vie de Brandon telle qu'elle est. Une vie de plaisir, de souffrance et d'abandon. 

L'arrivée de sa soeur, la touchante Carey Mulligan, va exacerber ce mal-être. Les deux personnages sont unis par la même peur du vide et ne peuvent que s'accrocher l'un à l'autre. Dans ce New-York indéfini où tous les excès semblent permis, y compris de faire l'amour à la vue de tous, McQueen nous dévoile des personnages qui nous ressemblent, de près ou de loin. La liberté dans laquelle ils baignent n'est en réalité qu'un leurre. Rarement un cinéaste n'aura montré avec autant d'acuité une société cadenassée par ses apparences et par le rôle que l'on veut bien y jouer. Un théâtre de dupes qui s'arrête soudain lorsque la soeur de Brandon entonne la chanson "New-York New York". La voix caressante de Carrey Mulligan donne à ce standard un air inédit et enveloppe le spectateur dans une superbe étreinte d'où ressort une émotion imcomparable. Les larmes de Michael Fassbender se mêlent avec celles du spectateur saisit par ce moment magique. 

Michael Fassbender et Carey Mulligan

L'aspect froid et clinique du film ne réfrènent pas l'émotion, il en accentue sa portée car il révèle l'état de prisonnier dans lequel se trouve Brandon. Si Bobby Sands utilisait son corps comme une arme politique, Brandon tente de le consommer afin d'oublier la souffrance de son âme. La scène où il fait l'amour à deux femmes inconnues est filmée dans une lumière ouatée, les floues rendants presque abstraits la douleur véritable du personnage qui ne devient plus alors qu'une simple machine à jouir. 

Cependant, on ne trouve aucune trace de moralisme chez Steve McQueen. S'il montre un homme qui fuit les sentiments lors de deux séquences magnifiques, l'une dans un restaurant où la caméra se rapproche imperceptiblement des visages de Fassbender et de la femme qui l'accompagne, et l'autre dans une chambre d'hôtel aux vitres béantes, il ne propose ni rédemption ni condamnation. D'où naît la honte ? Sa soeur lui dit que le problème n'est pas ce que l'on est mais d'où l'on vient. On ne connaîtra jamais les origines de Brandon. L'homme est si ambivalent qu'il termine sa trajectoire dans une rame de métro. Pour s'enfoncer dans sa névrose ou l'abandonner pour de bon ? La réflexion se poursuivra longtemps et ne cessera d'habiter un grand film bouleversant et incontournable rythmé par la respiration saccadée de Brandon résonnant indéfiniment à nos oreilles. 

Antoine Jullien



DVD et Blu-Ray disponibles chez MK2 Video.

4 commentaires:

  1. Ce film a fait plus "sens" et m'a plus bousculé après la séance que pendant, où je me demandais où voulait en venir le réalisateur.

    Je crois que le film EST le personnage que joue Fassbender, le film en lui-même est donc un personnage...les scène de sexe qui sont très nombreuses et même étouffantes au bout d'un moment nous font comprendre ce que c'est que ressentir ces pulsions toute la journée.

    Certaines scènes pour moi n'étaient pas claires, notamment celle de l'hotel avec la femme de son bureau, où il se révèle incapable de faire quoi que ce soit, ce qui m'a semblé peu logique sur le moment mais finalement assez clair par la suite, même si le côté "collègue de bureau" n'était peut-être pas assez concret pour entériner cette situation. Une personne plus proche de lui, un autre personnage aurait pu être plus légitime dans le rôle du "perturbateur émotionnel".

    Je sais, c'est pas clair mais je ne veux pas spoiler.

    Brefouille.

    Sinon la reprise de New York New York ne m'a pas tant émue, et par ailleurs j'ai finalement pas spécialement pigé le pourquoi il verse une larme à ce moment-là, même par rapport aux paroles.

    Et la fille du métro ?

    Peut-être suis-je stupide, peut-être aussi que finalement j'ai compris au fond cette espèce d'incertitude, d'étrangeté intérieure que le réal. nous fait passer à-travers le perso principal.

    Mais au final, grand film : et la BO, en dehors de la reprise de New York New York, était assez géniale, rare que ça me marque.

    Serais-je le seul à faire un lien avec le film Drive sorti quelques semaines plus tôt ? Le sens de la caméra me semble similaire, et l'ambiance générale du film, à travers notamment les couleurs, et ces espèces de longueurs, ce peu de dialogues...

    Je sens une mouvance similaire.

    Bref. Merci pour la critique. Bon blog.

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  2. Je partage assez le point de vue précédent sur la similitude avec le film drive , même ambiance même lourdeur du mal-être , même questionnement sur le passé de ces personnes abimées , l'avarice de dialogue. On est bien là dans le même genre de cinéma .
    (spoiler ) Je me demande à la fin s'il suit la fille ou pas . J'hésite , il faudrait pouvoir revoir les deux passages et comparer les regards. Certes il a pris conscience de la profondeur de son problème mais de même que tout jetter ne l'a pas "guéri" pour autant , je pense que sans aide et malgré la claque qu'il s'est prise il la suivra quand même . Sinon pourquoi ne pas avoir baissé le regard . Qu'en pensez vous ? D'autre part s'il ne peut rien faire avec sa collégue peut-être est-ce parcequ'il sent qu'il pourrait s'attacher ou il se sent jugé par ses propos sur sa liaison la plus longue . Sa panne me semble tout à fait compréhensible et logique .

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  3. SPOILER

    Je pense que sa panne est effectivement liée au fait qu'il n'arrive pas à s'attacher / ne peut pas / trouve ça dangereux / insurmontable, s'attache et ne peut l'exprimer sexuellement, etc.

    Concernant la fille du métro, on peut même se demander si c'est pas une ex à lui avec qui il a pu être amoureux, qui a gardé sa bague au doigt, ou même une ex qui avance dans la vie, d'où la bague au doigt, ou une nana engagée mais qui semble à deux doigts de vouloir passer un cap avec le perso principal, en tous cas qui semble sur le fil, très tendue.

    La suite est un point d'interrogation.

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  4. Très bon article,j'ai moi aussi beaucoup aimé ce film. je repasserais régulièrement.

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