Tout le monde le répète à longueur de colonnes : le cinéma français vient de subir une mauvaise année. Sa part de marché a chuté de près de 10%, passant de 40 à 33%, ses films à gros budget ont vu leur carrière partir en lambeaux, avec un nombre conséquent d'accidents industriels (Turf, Des gens qui s'embrassent, La Grande boucle, Angélique...) et sa rentabilité est aujourd'hui clairement épinglée, avec seulement 10% des longs métrages sortis en 2013 qui sont rentrés dans leurs frais.
Au pays de la Nouvelle Vague, il est toujours douloureux de rappeler que le cinéma est un art ET une industrie. A la différence de nombreux pays, la France a mis en place un système de financement qui accorde une place primordiale aux subventions publiques, dans le but de favoriser une diversité artistique et donner la possibilité à des œuvres fragiles, au rendement commercial incertain, de voir le jour. Le CNC, grand argentier du cinéma hexagonal, contribue majoritairement à cette manne avec plus de 600 millions d'euros. Les régions et les collectivités contribuent également à la production nationale même si, crise oblige, leurs crédits sont rabotés.
Mais il y a le cas plus épineux des chaînes de télévision. Obligées par l'état d'allouer une part de leur budget au financement du cinéma, elles sont devenues des décisionnaires majeurs de la production cinématographique, décidant de la carrière d'un film, au grand dam de certains, dont le cinéaste François Dupeyron qui avait signé, lors de la sortie de son très beau Mon âme par toi guérie, une violente tribune dénonçant l'omerta des chaînes. Le cinéaste pointait du doigt un paradoxe qui saute aux yeux : pourquoi le petit écran doit-il financer le grand, avec le risque de favoriser des films calibrés pour la télévision, au détriment d'oeuvres plus audacieuses ? Il y a bien sûr le cas de Canal Plus, qui contribue encore à une relative diversité. Le mot "relative" est choisi à dessein tant il résume l'état actuel des choses.
Mon âme par toi guérie de François Dupeyron, financé sans l'apport de chaînes TV
Il y a à peine deux ans, alors qu'Intouchables battait des records d'entrées, "la grande famille du cinéma" s'autogratulait sans vergogne, mettant en avant le triomphe de The Artist aux Oscars et les succès de films d'auteur comme Polisse ou La Guerre est déclarée. Un enthousiasme sans doute justifié à l'époque mais excessif, que le cru 2013 a battu en brèche. En effet, que retient-on de l'année écoulée ? Un cinéma dit "populaire" sans ambition, se reposant sur les mêmes formules, dépourvu d'originalité, et un cinéma d'auteur sclérosé, englué dans son conformisme, sans prise de risque. On se demande d'ailleurs si certains cinéastes réalisent des films pour obtenir les louanges de la presse officielle où séduire un tant soit peu le public. Car le gouffre séparant les critiques des spectateurs n'a jamais paru aussi grand. Combien de longs métrages portés au nues, pour des raisons parfois mystérieuses, ne rencontrent pas ou peu de spectateurs ? Est-ce que Grand Central, Suzanne où Un château en Italie sont à ce point des œuvres inoubliables ? Elles représentent au contraire la caricature d'un cinéma honorable, non dénué de qualités, mais figé dans un naturalisme qu'on a déjà vu un milliard de fois. Si le critique doit amener le public à découvrir un cinéma hors des sentiers battus, il ne doit pas pour autant se complaire dans la dithyrambe de films qui ne le méritent pas. Que le ou la critique en question s'imagine un instant payer sa place de cinéma (ça ne lui arrive jamais, rassurez-vous !) pour voir une énième chronique de la vie quotidienne où les états d'âme d'un tel ou un tel, il est alors peu probable qu'il aurait la même indulgence. Et La vie d'Adèle, malgré sa Palme d'Or, ne doit pas être l'arbre qui cache la forêt.
La vie d'Adèle, un des films les plus rentable de l'année,
avec à peine 1 million de spectateurs
Deux succès de cette fin d'année redonnent pourtant de l'espoir : 9 mois ferme d'Albert Dupontel et Les Garçons et Guillaume, à table ! de Guillaume Gallienne. Les deux films ont des budgets raisonnables (entre 7 et 8 millions d'euros), des univers singuliers, des scénarii forts et une mise en scène inventive. Le résultat est payant et les spectateurs se précipitent car ils vont voir un film qui a une identité, qui est divertissant tout en restant personnel. Leurs auteurs accèdent même dans la cour des grands, Dupontel a été nommé pour le prestigieux prix Louis Delluc et Gallienne a fait l'ouverture de la Quinzaine des réalisateurs du Festival de Cannes. Un mur est en train de tomber...
Mais pour espérer voir une plus grande diversité des films, peut-être faudrait-il repenser le système ? Outre le fait d'arrêter de donner à des acteurs des sommes qu'ils ne méritent pas ou plus et d'assainir des mécanismes parfois opaques, imaginons d'autres sources de financement qui passeraient par le crowfunding, le mécénat et d'autres circuits alternatifs. Certes, moins de films seraient produits mais de meilleure qualité. Un rapport présidé par Jérôme Bonnell, ancien patron de Gaumont, préconise plusieurs pistes de réflexion intéressantes (voir ici). L'avenir nous dira si elles seront ou non suivies d'effets mais la présidente du CNC, Frédérique Bredin, a reconnu que le rapport est "l'opportunité de concevoir collectivement les évolutions à apporter dans notre modèle devant des changements inéluctables. "
Megan Ellison (troisième à droite), entourée de l'équipe de Zero Dark Thirty
Un dernier exemple éloquent. Aux Etats-Unis, Megan Ellison, la fille du milliardaire David Ellison, a fondé la société de production Annapurna Pictures, qui a financé des films que les studios hollywoodiens ne voulaient pas, parmi lesquels Zero Dark Thirty de Kathryn Bigelow, The Master de Paul Thomas Anderson et les prochains films de David O. Russell et Spike Jonze, soit des œuvres singulières et de qualité, exigeantes, et réalisées par des cinéastes de renom. A méditer...
Antoine Jullien
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