mercredi 7 janvier 2015

Interview de Frank Salaün pour la sortie DVD de Winter Sleep


Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan fut l'un des grands chocs cinématographiques de l'année 2014. A l'occasion de sa sortie en DVD *, nous avons rencontré l'heureux distributeur du film, Memento Films, et son responsable de la programmation, Frank Salaün.

- Winter Sleep, Palme d'Or 2014, a réalisé 350 000 entrées en France, ce qui est exceptionnel pour un film turc de 3h15.

Il est certain que la Palme d'Or a jeté un coup de projecteur sur le film. On s'est demandé quelle serait la période propice pour que le public ait le temps disponible pour apprécier un film de 3h.  Et il nous a semblé évident qu'il fallait le sortir en été, ce qui a surpris beaucoup de monde ! La rentrée cinéma démarre traditionnellement après le 15 août, on a donc délibérément avancé la date de sortie au 6. L'idée était de dire aux exploitants qu'on leur amène un grand film au moment où ils ont la place pour l'exposer, et en contrepartie on leur demandait de s'engager sur une durée d'exploitation plus importante, de six à huit semaines. Globalement, ils ont joué le jeu.

- On vous croyait insensé de sortir une Palme d'Or début août et finalement vous avez gagné votre pari.

On espère toujours davantage, on souhaitait faire 500 000 entrées. Mais pour un film turc de 3h15, on est content.

Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan

- Vous êtes co-producteur de Winter Sleep à hauteur de 30%. Pour quelle raison ?

Si l'on veut garder des auteurs importants, on est obligés de venir en coproduction. Ce fut le cas également avec Asghar Farhadi sur Le Passé, et maintenant Joachim Trier (le réalisateur d'Oslo 31 août) qui tourne son nouveau film aux Etats-Unis.

- Ces grands auteurs, comment les dénichez-vous? Vous parcourez le monde pour découvrir tel film ou tel cinéaste ?

- Comme tous les distributeurs, on est sur les festivals et les marchés. Parfois, on parie sur certains auteurs auxquels les autres ne croient pas vraiment. On avait découvert Farhadi au festival de Berlin avec A propos d'Elly, on s'est dit qu'il s'agissait d'un thriller et qu'on pouvait le vendre comme tel. Quant on a récupéré Tetro de Coppola, tous les distributeurs se moquaient un peu du film, de son côté baroque. Nous on l'adorait, on trouvait que c'était une œuvre de gamin et on l'a pris. Presqu'à chaque fois, ce sont des films sur lesquels sont passés nos concurrents.

- Si on fait le bilan de l'année passée, on retient Ida, Winter Sleep et Black Coal, trois films majeurs. Vous êtes selon moi le meilleur distributeur de films étrangers exigeants car vous avez cette capacité de soulever la curiosité d'un public qui est abreuvé de sorties. Quelle est votre stratégie de distribution ? Comment ça se passe en amont ?

- Je crois qu'à la différence de nos concurrents, on distribue peu de films, nous les travaillons donc durant des mois. On n'hésite pas non plus à investir massivement en affichage, sur Paris notamment. C'est un peu notre marque de fabrique, on a toujours des visuels assez forts qu'on essaye de diffuser largement. Le fait de sortir peu de films a permis également un rapport de confiance avec les annonceurs et surtout avec les salles. En tant que programmateur, un lien de confiance s'est tissé avec les exploitants, je leur demande de s'investir avec moi sur le film. On s'entend donc bien avec les salles indépendantes mais aussi avec les circuits quand on les sollicite. Après il y aussi un facteur chance, nos concurrents n'ont pas cru à des films qui ont connu une belle carrière. On n'a pas eu de difficulté à obtenir Oslo 31 août que je considère comme un chef d’œuvre !

Une Séparation d'Asghar Farhadi

- Sur Une Séparation, vous aviez déjà acquis les droits.

Oui, avant le festival de Berlin. Vu que cela c'était très bien passé sur A propos d'Elly, le film suivant s'est lancé tout seul. Deux mois avant Berlin, on a reçu un DVD qui n'était pas mixé, pas étalonné. Des conditions vraiment exécrables.. On a l'a regardé, stupéfaits, puis l'accueil lors du festival (le film a remporté l'Ours d'Or) nous a fait prendre conscience que le film pouvait aller beaucoup plus loin qu'on ne l'imaginait.

- Y-a-t-il de nouveaux critères dans la distribution qui n'existaient pas il y a vingt ans ? Comment trouver sa place au milieu de la jungle des sorties ? 

Le plus compliqué aujourd'hui est la date de sortie. On est sur un marché où il y a une quinzaine de films par semaine, la difficulté est d'être le film d'auteur de la semaine ou le film découverte. On a connu ce phénomène récemment avec Timbuktu (distribué par Le Pacte), on a donc pas le monopole ! L'important est d'être identifié à la fois comme fort dans les médias et dans la salle, être désiré par les exploitants parce qu'ils ont de la place et par la presse qui joue encore un rôle essentiel. On a un noyau de cinéphiles qui va être attiré par les critiques, la question est comment aller toucher le public au-delà, par exemple les spectateurs de l'Ugc Les Halles qui vont choisir notre film parmi tous ceux qui leurs sont proposés. Le cas d'école est Black Coal, un film plutôt hermétique, avec un faux rythme, une intrigue sinueuse et qui fait près de 200 000 entrées.

- Est-ce que vous misez aussi sur les nouveaux médias, internet, les réseaux sociaux ?

Pas beaucoup. On est pas à la pointe la-dessus, je l'avoue.

Au bout du conte d'Agnès Jaoui

- Vous sortez 5-6 films par an, essentiellement étrangers. En 2013, vous avez distribué le film d'Agnès Jaoui, Au bout du conte. Pouvez-vous nous parler de cette aventure ?

J'ai appris par l'agent d'Agnès Jaoui que son nouveau projet avait du mal à se monter et ne trouvait pas de distributeur parce que les gens estimaient qu'elle n'était plus à la mode. Quand on l'a appris, je me suis permis de contacter le producteur en lui disant que nous étions modestes mais qu'on sortait du succès d'Une Séparation et qu'on pouvait les aider. Et on s'est mis d'accord en une semaine. Ils étaient très contents d'avoir un distributeur indépendant motivé autour d'eux. Le film a bien marché, on a fait un million d'entrées. Et alors qu'on ne distribuait pas de films français, l'idée a germé dans la tête d'autres producteurs. On développe en ce moment le prochain film de Xavier Giannoli qui est un projet très ambitieux, l'histoire d'une femme très riche inspirée de la vie de Florence Foster Jenkins, une chanteuse soprano qui avait la particularité de ne pas savoir chanter. Elle organisait des bals de bienfaisance et une cour de courtisans venait se moquer d'elle en train de s'époumoner. C'est une tragi-comédie avec Catherine Frot dans le rôle, son grand retour après trois ans d'absence. Michel Fau qui interprète le professeur de chant et André Marcon qui joue le mari complètent le casting. Le tournage est terminé, un gros travail de post-production commence, notamment sur les voix parce que Catherine Frot chante juste ! C'est un film sur lequel on mise beaucoup.

- Vous êtes membre du réseau de distributeurs indépendants DIRE. Lors de la sortie d'un film, le distributeur semble être le maillon le plus exposé de la chaîne. Existe-t-il de réelles difficultés pour la distribution ?

C'est très compliqué. Les budgets de promotion et les investissements ont explosé en dix ans. Le problème aussi est que de plus en plus de gens se déclarent distributeurs, découvrent un film en festival, en achète les droits et le sorte sur un DCP à Paris. J'appelle ça "les films de la prairie", ils débarquent tout gentiment et prennent de la place. Il y a plus de quinze films par semaine, personne ne peut plus suivre, même les journalistes ! A DIRE, on milite pour rappeler que distributeur c'est un métier, qu'on travaille un film avec un attaché de presse, un service marketing, une équipe de programmation, et on livre ainsi un film qui a des chances de rencontrer le public, avec un vrai savoir faire. 

Ida de Pawel Pawlikowski

- A propos des sorties de 2014, il y a le cas Ida qui est un peu venu de nulle part. Comment l'avez-vous obtenu ? Vous connaissiez le réalisateur ?

Pas du tout. Il se trouve que le film n'était pas prêt pour Cannes. Le vendeur du film est venu  à Telluride, un festival prestigieux qui a lieu juste avant celui de Toronto où on présentait Le Passé. Alexandre Mallet-Guy (le fondateur et directeur général de Memento Films) a eu la chance d'y être invité et de découvrir Ida qu'il a trouvé magnifique. Le vendeur pouvait soit nous le vendre tout de suite soit attendre et faire jouer la concurrence. Il a décidé de signer avec nous pour amorcer les ventes du film au festival de Toronto et s'acheter une page dans Screen déclarant que Ida démarre sa carrière avec Memento. Nos concurrents n'étaient même pas au courant que le film était vendu !  Notre chance est qu'on ne l'a pas acheté très cher, on a donc pu investir beaucoup en publicité.

- Le film a réuni 500 000 spectateurs. Le succès a-t-il été au-delà de vos espérances ?

Non, c'est ce qu'on attendait car je crois qu'il y a encore de la place pour des films avec un sujet et une forme singuliers.

- Dans un article publié dans Télérama, Stéphane Auclaire, le directeur d'UFO Distribution, se lamentait que "le film ait perdu de son aura". Etes-vous d'accord avec ce constat ?

Non, je crois qu'il y a encore de la place pour le film Ovni, le film évènement, une œuvre radicale dans ses choix et en même temps accessible. Je pense que le public sent quand il s'agit d'un film fort, différent. Quant on voit que Mommy, tourné en québécois, fait plus d'un million d'entrées, je me dis qu'il y a de l'espoir !

Propos recueillis par Antoine Jullien

* Winter Sleep est disponible en DVD et Blu-Ray chez Memento Films. 

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