mardi 30 septembre 2025

La Dame de Shanghai, le diamant noir d'Orson Welles


En attendant la grande exposition Orson Welles à la cinémathèque française, retour sur la genèse de La Dame de Shanghai, grand film à l’écran mais tumultueux triangle amoureux en coulisses. 


En 1946, lorsque débute la production du film, Orson Welles est déjà une légende du 7ème art.


Citizen Kane, son premier long métrage qu’il tourne à seulement 25 ans, révolutionne la grammaire cinématographique. S’inspirant de la vie du magnat de la presse Randolph Heart, Welles subit une importante campagne de dénigrement orchestrée par le très puissant magnat outragé. Même si le film est reconnu par la critique, il n’obtient pas le succès escompté.

 


Il perd sa liberté créative lors de son film suivant, La Splendeur des Amberson, qui est remonté derrière son dos. Dès lors, Welles, le génie précoce, devient assez vite le cinéaste maudit brimé par les studios, l’artiste capricieux et exigeant qu’Hollywood finira par chasser sans état d’âme.

 

Jean Cocteau décrivait ainsi la personnalité du cinéaste : « Orson Welles est une manière de géant au regard enfantin, un arbre bourré d’oiseaux et d’ombres, un chien qui a cassé sa chaîne et se couche dans les plates-bandes, un paresseux actif, une solitude entourée de monde, un étudiant qui dort en classe, un stratège qui fait semblant d’être ivre quand il veut qu’on lui foute la paix ».

 

Un jour, lors d’un tournage au Brésil, Welles découvre la photo du magazine Life représentant Rita Hayworth à genoux, dans un déshabillé en satin, son regard fixant un point situé sur la droite de la photo. Dès lors, le cinéaste se jure d’épouser cette femme qui le fascine tant. Il rentre des Etats-Unis, l’invite à dîner et lui fait la cour. L’actrice ne résiste pas longtemps.

 

Après avoir subi une enfance sous l’autorité de son père qui abusait d’elle, Rita Hayworth débute sa carrière par des petits rôles et tombe rapidement sous le joug du très puissant et très redouté Harry Cohn, le patron de la Columbia.

 

Désormais sous contrat, Rita Hayworth peine à trouver des rôles intéressants et ne met pas suffisamment en avant ses qualités de danseuse, bien qu’elle ait tourné dans deux comédies musicales avec le maître des danseurs, Fred Astaire.

 

Elle finit par triompher dans Gilda de Charles Vidor où elle explose de sensualité dans le rôle d’une garce magnifique qui marqua tout particulièrement les esprits lorsqu’elle chanta Put the Blame on Mame tout en enlevant lascivement son gant noir.   


Mais durant cette période, Rita Hayworth subit le harcèlement permanent d’Harry Cohn qui essaya par tous les moyens de coucher avec elle. Face au refus de l’actrice, le magnat usa de tous les stratagèmes, même les plus pernicieux (il posa notamment des micros dans sa loge), et n’eut de cesse que de lui faire payer son rejet.

 

Apprenant la liaison de sa vedette avec Welles, il ira jusqu'à lui interdire de jouer dans la nouvelle production théâtrale du cinéaste, le Mercury Wonder Show. Malgré tout, les deux amants décident de se marier le 7 septembre 1943.

 

Mais la vie conjugale connaît rapidement des soubresauts, le comportement de l’un et la jalousie maladive de l’autre n’arrangeant pas les choses. Jusqu’à leur imprévisible renaissance artistique.  

 

La dame de Shanghai nait d’une légende, celle alimentée par le journaliste Erskine Johson qui a prétendu qu’Orson Welles avait téléphoné à Harry Cohn pour lui demander les quelques dizaines de milliers de dollars dont il avait besoin pour continuer la production du Tour du monde en 80 jours, ambitieuse comédie musicale qu’il mettait en scène à Broadway, en passe de devenir un fiasco financier.

 

Le mogul accepta de lui donner l’argent, à condition que Welles réalise un film pour lui. Le réalisateur lui aurait alors proposer l’adaptation d’un roman qu’il n’avait même pas lu, If I Die Before I Wake de Sherwood King, dont il avait opportunément aperçu la couverture au moment de son échange avec Cohn.

 

William Castle, producteur exécutif de La Dame de Shanghai, livre lui une toute autre version. C’est lui qui aurait rédigé un traitement du roman et l’aurait remis à Welles qui l’aurait proposé à Cohn sans l’avertir.

 

Welles s’attaque à l’adaptation du roman et change de titre. Il appelle d’abord son scénario Black Irish, en référence au personnage de Michael O’Hara qu’il interprète, un marin irlandais qui sauve d'une agression une jeune femme, Elsa Bannister avec laquelle il embarque sur le yacht de son mari, pour une croisière vers San Francisco.

 

Puis le cinéaste suggère Take this woman, et The Girl from Shanghai avant que le choix définitif soit porté sur The Lady of Shanghai.

 

Welles subit la censure du code Hays qui lui demande de réécrire la fin initialement prévue dans laquelle Elsa Bannister, meurtrière, finissait par échapper à la justice en se suicidant. A la place, les deux époux Bannister s’entretuent, ce qui paraît moralement plus acceptable.

 

La recherche de l’actrice pour incarner Elsa Bannister, la femme fatale et manipulatrice, commence. Harry Cohn impose rapidement à Welles Rita Hayworth, la seule véritable star de la Columbia. Welles racontera plus tard au réalisateur Henry Jaglom sa version des faits :

« Au départ, j’allais concocter un petit truc de série B avec une fille que j’avais fait venir de Paris. Et puis Rita est venue et elle a pleuré, elle a supplié pour avoir le rôle, et bien sûr que j’ai dit oui. Donc brusquement je me retrouve avec la poule aux œufs d’or du studio, dont je me suis séparé depuis un an. »   


En effet, la situation n’était pas vraiment propice pour une collaboration artistique de cette importance. De plus, les deux comédiens sont censés jouer deux amants emportés dans une spirale de mensonge et de crimes.

 

Rita Hayworth sort tout du juste du triomphe de Gilda qui a fait d’elle une icône glamour. Mais Welles veut donner une toute autre image de l’actrice, loin de la femme à la chevelure rousse et gantée de noir. Il décide de la transformer en blonde platine aux cheveux courts, ce qui a pour effet de mettre en fureur Harry Cohn, vitupérant : « Oh my God ! What has that bastard done ? »

 

Le reste de la distribution, Welles le puise dans sa troupe du Mercury Theatre, déjà engagée dans Citizen Kane et La Splendeur des Amberson. Ainsi, Everett Sloane interprète le mari de Rita Hayworth, le brillant avocat pénaliste Arthur Bannister, et Glenn Anders joue l’associé d’Arthur Bannister, George Grisby, qui propose à Michael 5000 dollars pour signer un papier dans il confesse avoir tué Bannister.

 

Orson Welles ne veut pas s’enfermer dans les studios et privilégie les décors en extérieurs, un choix qui s’éloigne des standards de production de l’époque. Ainsi, il tourne l’une des séquences, à la tonalité quasi documentaire, dans le Mandarin Theatre à San Francisco.

 

Le tournage débute en octobre 1946. L’équipe, composée d’une cinquantaine d’acteurs et techniciens, s’installe pendant plusieurs semaines au Mexique et à Acapulco, et tourne plusieurs séquences sur le yacht d’Errol Flynn, le Zacca, rebaptisé Circé dans le film.

 

Welles ne cesse de réécrire le scénario, ajoutant à l’intrigue des éléments plus personnels, comme le ton très satirique de la scène du procès où le juge joue aux échecs à l’heure du verdict, et cette réplique lancée par son personnage à la compagnie de Bannister dans laquelle il les compare à une bande de requins prête à s’entredévorer, attirés par l’odeur du sang. 

 


Welles se plaint vite de la lourdeur du tournage et du retard technique. Mais il est surtout victime de nombreux incidents. Un assistant caméra fait un arrêt cardiaque et meurt sur le yacht d’Errol Flynn, alors qu’il préparait une prise de vue. Welles se fait empoisonner par une méduse puis se blesse, provoquant l’arrêt du tournage. Puis c’est Rita Hayworth qui tombe malade, atteinte d’une vilaine grippe.

Mais surtout, l’actrice ne supporte plus son époux de cinéaste, en venant même à quitter momentanément le tournage. Au bord du divorce, le couple pouvait espérer que La Dame de Shanghai soit leur bouée de sauvetage. Mais les tensions accumulées ont pour conséquence de détériorer encore un peu plus leur union.

 

Avec son chef opérateur, Charles Lawton Jr, Welles s’attache à d’importants défis techniques et s’essaye à d’intenses expérimentations visuelles. Il porte une attention toute particulière à la fin du film qui se déroule dans un parc d’attractions que le cinéaste a repeint durant des nuits entières. A l’intérieur, Michael, qui a échappé aux policiers lors de son procès, voit le couple Bannister s’entretuer dans un palais de glaces. 270 mètres carrés de surface réfléchissante constituée de 104 grands miroirs mesurant plus de deux mètres de hauteur, dont 24 étaient déformants, ont été nécessaires à la réalisation de cette séquence, d’une inventivité et d’une virtuosité sidérante. 

 


Le tournage s’achève en février 1947, avec un dépassement de budget de 2 millions de dollars. Quelques semaines plus tard, Welles termine un premier montage d’une durée de 2h30. Mais Harry Cohn, mécontent, ordonne de retourner plusieurs scènes et demande d’ajouter des gros plans de Rita Hayworth.

 

Dépité, Welles doit changer de chef opérateur, convoquant tour à tour Rudolph Maté puis Joseph Walker, et filmer les nombreux gros plans en studio de sa comédienne vedette.

 

Les coupes imposées par Cohn rendent le montage du film de plus en plus chaotique. On demande alors à Welles d’écrire une voix-off prononcée par Michael O’Hara sur toute la durée du métrage.


La post-production échappe de plus en plus au cinéaste, qui ne supervise ni l’enregistrement de la musique composée par Heinz Roemheld, ni la bande sonore dans laquelle le cinéaste souhaitait inclure des musiques latino américaines savamment choisies. Le montage final, ramené à 1h30, ne trouvera pas grâce aux yeux de Welles qui n’aura de cesse que de le critiquer.

 

Harry Cohn veut que la promotion du film soit presque exclusivement centrée autour de Rita Hayworth et de son image glamour véhiculée par Gilda. Dans une affiche publicitaire parue au moment de la sortie du film, on peut même y lire : « Vous oublierez qu’il n’y a jamais eu une femme comme Gilda… quand vous ferez la connaissance de La Dame de Shanghai. »

 

Orson Welles n’apprécie pas cette publicité ni les critiques à son endroit, qui lui reprochent sa mégalomanie et sa volonté de tout contrôler, mais aussi son interprétation de Michael O’Hara que certains jugent guère convaincante et pas adaptée au personnage. On se moque même de son faux accent irlandais.

 

Certaines critiques sont cependant plus positives, bluffées notamment par la scène du parc d’attraction, rebaptisée le palais de la folie, devenue depuis l’une des séquences les plus imitées de l’histoire du cinéma. Mais elles n’empêcheront pas le film d’être un échec commercial.

 

Amer et résigné, le cinéaste reniera le film, remonté contre son gré et saboté par le studio, et s’en ira tourner deux adaptations de Shakespeare consécutives, Macbeth et Othello, avant de retenter quelques années plus tard sa chance au sein des studios avec La Soif du Mal, qui connaîtra le même sort.

 

Rita Hayworth et Orson Welles divorcent quelques mois après la sortie de La Dame de Shanghai, le 1er décembre 1948. Bien que leur amour n’ait pas survécu aux affres de la création et d’Hollywood, Welles admirait l’actrice Rita Hayworth, louant ses talents pas suffisamment reconnus : « Sa qualité essentielle était la douceur. On devinait en elle une richesse, une épaisseur qui la rendaient très intéressante, et que l’on trouve rarement chez une star de cinéma ».


Rita Hayworth ne se remettra pas de la souffrance infligée par les hommes, d’Harry Cohn à Orson Welles, manipulée par leurs désirs et prisonnière à jamais de son image, comme elle le constatait amèrement : « Les hommes s’endorment avec Gilda et se réveillent avec moi ».

 

Après la sortie du film, la star s’éloignera du cinéma pendant plusieurs années avant d’y revenir, acculée par des problèmes financiers. Elle sera même obligée de faire appel à son pire ennemi, Harry Cohn qui ne pourra pas relancer une carrière qui connaîtra un inexorable déclin.

 

Bien qu’amputée de sa vision originale, La Dame de Shanghai demeure l’une des œuvres les plus envoutantes et déroutantes d’Orson Welles, dans lequel le cinéaste se joue des codes du film noir, et où il parvient, le temps d’une sublime séquence dans un aquarium, à transfigurer une histoire d’amour banale en romance inquiétante et morbide d’une ténébreuse beauté.  


Antoine Jullien

 

La Dame de Shanghai d'Orson Welles - 1947 - Avec Rita Hayworth, Orson Welles, Everett Sloane et Glenn Anders. Disponible en DVD et Blu-Ray chez Carlotta Films.


vendredi 26 septembre 2025

Festival Lumière, Michael Mann à l'honneur

Chaque automne, Lyon se transforme en temple du cinéma de patrimoine : le Festival Lumière revient du 11 au 19 octobre 2025 pour sa 17ᵉ édition. Organisé par l’Institut Lumière, ce rendez-vous international célèbre non seulement les œuvres du passé restaurées, mais aussi les voix encore vives du cinéma classique à travers des hommages, des masters class, des projections géantes, et plus encore. 

Il rassemble les passionnés, les professionnels, les jeunes, tous unis autour d’un même amour pour le cinéma. 

Cette année, le Prix Lumière est attribué à Michael Mann, figure majeure du cinéma hollywoodien. Un choix marquant qui célèbre non seulement la longévité de sa carrière mais aussi sa maîtrise des genres, du thriller (Collateral) au polar (Heat), du film d'investigation (Révélations) à la fresque historique (Le dernier des Mohicans). 

Des projections dans de nombreux lieux, un rayonnement métropolitain : plus de 450 films projetés dans 40 salles à Lyon et ses environs, dans des salles emblématiques comme la Halle Tony Garnier ou le grand Auditorium.

En plus des projections classiques, le festival propose des séances familiales, des ciné-concerts, des master class, des rétrospectives... 

Parmi les principaux évènements, citons : 

- Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman, présenté lors de la cérémonie d'ouverture 

- Deux ciné-concert : La Charrette fantôme et Le Vent de Victor Sjöström, le premier accompagné à l’orgue par Grégoire Rolland, le second par l'orchestre national de Lyon dirigé par Timothy Brock. Une immersion cinématographique à ne pas manquer pour celles et ceux qui aiment le muet et les ambiances saisissantes. 

- Les master-class de Natalie Portman, Sean Penn, Dominique Blanc, Shu Qi et John Woo 

- Des rétrospectives autour de Louis Jouvet, Martin Ritt, la réalisatrice Anja Breien...    

- La présentation de la série Astérix et Obélix : le combat des chefs en présence d'Alain Chabat et du coréalisateur Frédéric Joubert 

- De nombreuses avant-premières dont le Frankenstein de Guillermo Del Toro en sa présence, avant sa diffusion sur Netflix 

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Informations pratiques

Dates : du 11 au 19 octobre 2025. 

Tarifs / accréditation : accréditation classique à 14 €, ou gratuite pour les moins de 26 ans. Tarif préférentiel pour les abonnés TCL. 

Lieux : l’Institut Lumière, la Halle Tony Garnier, l’Auditorium, le Centre de congrès… 


mardi 7 novembre 2023

Robert Altman, le franc-tireur d'Hollywood

La carrière de Robert Altman se place sous le signe de la provocation, de l'iconoclasme, du défi. 

Surfant sur le vent de liberté apporté par le Nouvel Hollywood, il se lança dans une série d'aventures audacieuses, ne se pliant jamais ni aux diktats commerciaux ni à la mode.

Réputé colérique et irascible, son attitude et son anticonformisme vont le faire bannir des studios avant un spectaculaire come-back au début des années 90. 

A l'occasion d'une rétrospective de son oeuvre au festival Lumière, replongeons dans le monde de Robert Altman que le critique Robert Benayoun avait justement dénommé "le chaos fertile". 


"Une histoire de cinéma", un podcast écrit et animé par Antoine Jullien, à retrouver sur toutes les plateformes de podcast. 

mardi 18 juillet 2023

André Cayatte, un cinéaste mal aimé


Le nom d'André Cayatte ne résonne pas toujours bien dans les oreilles des cinéphiles. 

Considéré comme un réalisateur de films à thèses, le cinéaste a subi les foudres d'une partie de la critique, notamment de la Nouvelle Vague, malgré les succès publics et la reconnaissance de ses pairs. 

D'abord avocat, l'homme passé derrière la caméra n'aura eu de cesse de traquer les erreurs judiciaires et de dénoncer les injustices. 

Mais il était aussi un expérimentateur de formes et de récits, comme le prouve son diptyque La Vie Conjugale,  édité en Blu-Ray et DVD chez Pathé, qui nous rappelle que l'oeuvre d'André Cayatte mérite d'être redécouverte. 

"Une histoire de cinéma", un podcast Revus et Corrigés, écrit et animé par Antoine Jullien, en partenariat avec Tsugi Radio. 

samedi 24 juin 2023

Tomás Gutiérrez Alea, le cinéma cubain sous la révolution

Le cinéma cubain a mis du temps avant de se faire connaître en dehors des frontières de l'île. 

Contraints de se plier aux préceptes de la Révolution, les cinéastes n'avaient d'autre choix que de se soumettre ou s'exiler. 

Tomás Gutiérrez Alea choisit une voie médiane, supporter de la Révolution tout en pointant ses dérives, avec un sens critique suffisamment acceptable pour les tenants du régime. 

A l'occasion de la sortie en Blu-Ray et DVD d'un coffret regroupant trois films emblématiques du cinéaste , La mort d'un bureaucrate (1966), La Dernière Cène (1977) et Fraise et chocolat (1993), édité par Tamasa, plongeons dans le parcours de ce réalisateur méconnu à travers les soubresauts sociétaux et politiques de son pays. 

"Une histoire de cinéma", un podcast Revus et Corrigés, écrit et animé par Antoine Jullien, disponible sur toutes les plateformes de podcast.